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Société de consommation, qui es-tu?

Les quatre âges de la consommation contemporaine (2/4)


Benoit Duguay
Mercredi 24 Juin 2015



Depuis le début du vingtième siècle, le système de consommation a connu quatre âges distincts : celui de la production de masse, qui a donné naissance à l’ère de la consommation de masse; celui de l’augmentation de l’offre de produits et de la productivité, couplées à un enrichissement collectif, qui a donné naissance à l’ère de la société de consommation; celui de l’avancement technologique fulgurant et de l’individualisme, qui a donné naissance à l’ère de la société d’hyperconsommation; celui des objets mobiles et de l’immédiateté qui a donné naissance à l’ère de la société de consumation.



Crédit: Wikipedia
Crédit: Wikipedia
Si le capitalisme a servi d’aiguillon au développement technologique et donc à l’essor et à l’évolution de la consommation, c’est la soif toujours plus grande pour le profit, dans un temps toujours plus court, qui sert d’aiguillon au capitalisme; l’évolution du capitalisme, de la technologie et de la consommation se fait de façon concomitante, sans que l’on puisse attribuer à l’un ou l’autre de ceux-ci le rôle de déclencheur de cette évolution.
 
Comme la consommation, le capitalisme a connu quatre âges : celui du capitalisme marchand, axé sur l’échange de biens, qui a prédominé jusqu’à la révolution industrielle; celui du capitalisme industriel, axé sur la production à large échelle, prédominant à l’ère de la révolution industrielle, qui a permis la naissance de la consommation de masse puis de la société de consommation; celui de ce que Lipovetsky a appelé le capitalisme de consommation (1) axé sur la production de marques, à l’ère de la société d’hyperconsommation; celui du capitalisme financier, axé sur les transactions financières, dont on situe la naissance au début du vingtième siècle, mais qui devient la forme dominante à l’ère de la société de consumation. Ce qui précède fait état des principaux courants dans le contexte historique de leur manifestation; dans les faits, les quatre formes de capitalisme continuent de coexister encore aujourd’hui.
 
L’époque de la production et de la consommation de masse commence à voir le jour avec la révolution industrielle du dix-neuvième siècle : « Le cycle I de l’ère de la consom­mation de masse commence autour des années 1880 et s’achève avec la Seconde Guerre mondiale. Phase I qui voit se constituer, en lieu et place des petits marchés locaux, les grands marchés nationaux rendus possibles par les nouvelles conditions de la production industrielle et les infrastructures modernes de transport et de communication (chemin de fer, télégraphe, téléphone); qui voit apparaître une prolifé­ration de nouveaux produits durables ainsi que des méthodes et des procédés inédits de fabrication industrielle capables de fabriquer en très grandes séries des marchandises stan­dardisées vendues à bas prix. Nul doute que cette phase inaugurale n’ait permis un processus de démocratisation de la consommation marchande, tout un ensemble de produits durables et non durables ayant été mis à la portée d’un plus grand nombre de personnes. Cette dynamique, toutefois, est restée limitée, la majorité des foyers populaires ayant des ressources trop faibles pour pouvoir acquérir les équipements modernes. La phase I a créé une consommation de masse inachevée, à dominante bourgeoise (2).»
 
N’eût été des deux guerres mondiales et des dix années de dépression économique qui ont suivi le krach de 1929, on peut imaginer que ce qu’on a appelé la société de consom­mation serait apparue trente années plus tôt, dans les années 1920. Les valeurs matérialistes qui en ont permis l’essor se manifestaient en effet déjà dès le début du siècle : « On accorde une importance disproportionnée aux moyens de vie physiques. Les gens sacrifient leur temps et les plaisirs présents pour acquérir une plus grande abondance de biens physiques. Car on suppose qu’il y a une relation étroite entre le bien-être et le nombre de baignoires, d’automobiles ou de choses analogues que l’on peut posséder (3).» D’ailleurs, ce qu’on appelle les Années folles à Paris (de 1920 à 1929) démontre bien l’atmosphère frivole qui prévalait alors et l’envie d’acheter autre chose que des objets de première nécessité : popularité de cafés prestigieux telles La Coupole ou La Rotonde, apparition de danses « déchaînées » (char­leston, par exemple), mode vestimentaire extravagante…
 
Ce n’est cependant que dans la seconde moitié du vingtième siècle, soit quelques années après la Seconde Guerre mondiale, que l’on a vu apparaître une classe moyenne suffisamment aisée pour se permettre d’acheter en fonction de leurs désirs plutôt que pour simplement répondre aux nécessités de la vie, permettant à la société de consommation de prendre son essor. L’imaginaire collectif matérialiste, latent depuis 1929, favorisera son émergence, tout autant que le désir bien légitime de se faire plaisir après une vingtaine d’années de privations. À cet imaginaire s’en est ajouté un autre, la croyance en la possibilité d’un enrichissement et d’une ascension sociale. Il faut dire que le contexte économique favorable assurant le plein emploi des populations et l’arrivée des femmes sur le marché du travail augmentaient considérablement le revenu familial et autorisaient cette confiance en l’avenir.
 
« L’époque voit le niveau de consommation s’éle­ver, la structure de consommation se modifier, l’achat de biens durables se répandre dans tous les milieux. En accom­plissant le “miracle de la consommation”, la phase II a fait apparaître un pouvoir d’achat discrétionnaire dans des couches sociales de plus en plus larges, pouvant envisager avec confiance l’amélioration permanente de leur moyen d’existence, elle a diffusé le crédit et permis au plus grand nombre de se dégager de l’urgence du besoin strict. Pour la première fois, les masses accèdent à une demande plus psychologisée et plus individualisée, à un mode de vie associé autrefois au luxe (biens durables, loisirs, vacances, mode (4). » Aurions-nous pu en rester là? Comment et pourquoi sommes-nous passés à la société d’hyperconsommation, puis à celle de consumation?
 
(1) G. Lipovetsky, Le bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, 2006, p. 335.
(2) G. Lipovetsky, « La société d’hyperconsommation », Le Débat, 2003, no 124, p. 75-76.
(3) L. Mumford, Technique et civilisation, trad. D. Moutonnier, Paris, Seuil, 1950, p. 242 (Technics and Civilization, New York, Harcourt, Brace & World, 1934).
(4) G. Lipovetsky, « La société d’hyperconsommation », Le Débat, 2003, no 124, p. 77.  

Crédit: Nathalie Saint-Pierre
Crédit: Nathalie Saint-Pierre
Benoit Duguay est professeur titulaire à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM, où il oeuvre depuis 2003, et chercheur à la Chaire de relations publiques et communication marketing. Il a précédemment fait carrière en ventes et marketing, principalement dans l’industrie informatique, au sein de sociétés multinationales et de petites et moyennes entreprises.

Il est notamment l'auteur de Consommation et nouvelles technologies (2009), Consommation et luxe (2007) et Consommation et image de soi (2005). Son dernier ouvrage Consommer, consumer. Dérives de la consommation  (2014), paru aux Editions Liber, fait l'historique de la société de consommation et étudie en détail ce que l'auteur dépeint comme la "société de consumation". Au delà de cette analyse, Benoit Duguay nous invite à une réflexion autour de notre société de l'excès.

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