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« Indignez-vous ! » qu’il disait


Jeudi 20 Août 2015



En ces temps estivaux, les esprits (et la Toile) se sont agités au rythme de l’indignation de millions de citoyens à travers le monde entier. Si la mort de centaines de migrants dans des conditions abominables est chaque jour dénoncée, celle du lion Cecil a également soulevé les foules. De quoi s’interroger sur notre société que l’on blâme aussi bien pour ses coups de sang que pour sa résignation.



La vague d’indignation

Crédit: Pixabay
Crédit: Pixabay
Le hashtag #CecilTheLion a fait le tour du monde révélant l’indignation de centaines de milliers d’internautes anonymes mais également célèbres. Un seul mot d’ordre : dénoncer l’abattage illégal du fauve par un riche américain qui a déboursé la somme de 50 000 dollars pour chasser l’animal. Une virulente campagne contre Walter Palmer a vu le jour. Ce dernier a été pris en chasse par les internautes du monde entier réclamant « Justice pour Cecil », du nom de la pétition qui compte plus d’un million de signatures. L’indignation a été portée jusqu’aux plus hautes instances avec un appel au président zimbabwéen Robert Mugabe. Certaines réactions sont extrêmes, comme celle de la PETA qui réclame ni plus ni moins que la pendaison du « bourreau ». Il s’agit ici de dénoncer le braconnage qui sévit dans le pays mais également en Tanzanie, au Mozambique ou au Kenya. Cette activité criminelle organisée attire de nombreux « touristes », pour la plupart occidentaux,(on se souvient des scandales provoqués par la révélation de la chasse à l’éléphant de Valéry Giscard d’Estaing ou du roi Juan Carlos) et donne lieu à un juteux trafic au détriment de la biodiversité.

L’outrage semble pourtant assez peu compris au Zimbabwe même. En effet, le pays s’est retrouvé en Une de nombreux journaux internationaux à la grande surprise des zimbabwéens, comme le rapportent Courrier International ou la BBC. On apprend d’ailleurs que Cecil le lion est peu connu dans le pays et ne tient pas le rang de « mascotte nationale» dépeinte par les journaux occidentaux. Face au sombre tableau économique et aux pénuries d’eau et de nourriture auxquelles les habitants font face, la mort du lion fait pâle figure au Zimbabwe. Le lion menait même une vie bien plus confortable que la plupart de ses « concitoyens », selon certains journalistes locaux. Aussi, face à ce traitement médiatique hors-norme, certains journalistes locaux n’hésitent donc pas à dépeindre la mort de Cecil comme un « problème de riches », voire teinté de relents coloniaux. Faut-il rappeler que le lion porte le prénom du colon Cecil John Rhodes qui a donné son nom à la Rhodésie du Sud ? Tout un symbole et une difficulté supplémentaire pour les Zimbabwéens à embrasser l’indignation générale. L’indignation de la mort de Cecil serait-elle une réaction de classe ? Peut-être.
 

Petit manuel d’indignation

Certains commentateurs comme Joseph Juncker à lire sur Le Figaro y voit une résurgence du« mythe de la vision de l'homme qui prévaut dans notre société », celui de « l'homme blanc détruisant la beauté de la vierge nature et la pureté des majestueux êtres qui la peuplent » dans cette Afrique pillée jusqu’au sang.  Ce dernier martèle l’indifférence des nantis et l’indignation du « bobo » (le mot est lancé) face aux nombreuses atrocités qui font légion sur le continent et qui concernent des enfants, des femmes et des hommes. Car à l’heure où des milliers de migrants meurent dans des conditions indignes au large de nos côtes (mais aussi des citoyens sur nos trottoirs), l'indignation pour un animal, certes tué dans des conditions révoltantes, interpelle. D’autres commentateurs, comme Hugues Serraf sur son blog hébergé par Atlantico, questionnent cette « indignation de l’indignation ». Mais d’un côté comme de l’autre, les débats semblent s'octroyer une certaine bien-pensance voire une vérité douloureuse à dire. Chacun son politiquement correct donc. Mais existe-t-il seulement une échelle de la souffrance, de la violence ou de la légitimité des combats à mener ? Une indignation peut-elle seulement être en faveur d’une cause sans en dénigrer une autre ?

Pour autant, Véronique Servais, psychologue et enseignante-chercheure en anthropologie spécialisée dans l’interaction et la communication entre humains et animaux, explique l’émotion de «  la mise à mort d’un animal noble et personnifié », par « le fait que n’importe qui puisse s’offrir cette mise à mort pourvu qu’il y mette le prix. » Corine Pelluchon, professeure de philosophie à l’université de Franche-Comté et spécialiste de la question animale, ajoute quant à elle que« le massacre du lion Cecil témoigne du fait que certains hommes considèrent encore les animaux comme des objets ». Elle note donc dans cette mobilisation une évolution de la société car « de plus en plus de voix s’élèvent pour affirmer que notre dignité passe par le respect des animaux. Même le Pape François, dans son encyclique, évoque la valeur intrinsèque de l’animal ». Alors que dit le traitement de la mort du lion Cecil de notre société ?
 

Quelle société de l’indignation ?

Force est de constater que le combat en faveur de la défense des animaux et dénonçant les souffrances animales dérange encore notre société. Mais surtout, ce phénomène pointe du doigt notre rapport à l’indignation et la valeur qu’elle occupe aujourd’hui. Car avec internet et les réseaux sociaux, il est aisé de rejoindre une cause, dénoncer une injustice à renfort de « like » et de vidéos partagées. C’est un progrès sans commune mesure. Mais au fur-et-à mesure que l’information se globalise, se décloisonne, ne se banaliserait-elle pas ? On le constate dans notre quotidien abreuvé d’images brutales en direct des différents théâtres de conflits, mais adoucies de-ci de- là par des vidéos de chatons mignons. Et face au zapping permanent, nous serions tentés de dépeindre notre société comme blasée et résignée. Or, ne constatons-nous pas en même temps, sa vigueur et sa détermination à dénoncer les injustices ? Reste alors que l’émotion qui prend forme en caractères sur Twitter ne s’évanouisse aussi tôt dans la jungle virtuelle, laissant Cecil, les Zimbabwéens et les autres à leur sort.
 



 










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