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L'économie du goût


Propos recueillis par la Rédaction
Vendredi 14 Septembre 2018



A l’image d’Apple qui doit l’essentiel de son succès au design et à l’ergonomie de ses produits, la capacité pour une entreprise de capter le bon goût semble être devenue un critère fondamental de réussite. Le goût, c’est cette faculté de percevoir la beauté et, par extension, ce sont tous les jugements esthétiques que l’on porte sur une chose. Postuler une économie du goût comme le fait ci-après Christian Barrère, c’est renverser les fondements de la pensée économique. C’est substituer à l’échange utilitariste fondé sur la réponse à un besoin, une proposition de valeur esthétique, c'est-à-dire une offre essentiellement subjective. L’acte d’achat du consommateur reposerait ainsi de plus en plus sur une construction sociale plutôt que sur une nécessité matérielle. Christian Barrère, professeur émérite à l'Université de Reims et à l'Institut des Hautes Etudes du Goût, décrypte pour nous les mécanismes du goût et leurs implications stratégiques dans la nouvelle économie.



L'économie du goût
Entretien avec Christian Barrère publié dans la Revue des affaires n°6

Pourquoi s'intéresser au rôle des goûts ?
Quand Apple dévoila son projet d’Iphone, en 2007, le PDG de Microsoft, Steve Ballmer, estimant que le produit ne rencontrerait aucune demande déclara « There's no chance that the iPhone is going to get any significant market share. No chance. ». En mai 2014, la vente cumulée d’Iphones avait dépassé 500 millions d’unités ! Cette anecdote révèle au moins deux traits importants du monde du goût. Le premier est l'importance, sociale et économique, du goût. Le succès du téléphone tactile, malgré un prix élevé, tient à ce qu’il a rencontré le goût des consommateurs. Ce ne sont pas des effets-prix qui expliquent l'énorme demande pour le bien en question, mais bien des effets-goûts. Le second est qu'anticiper les goûts, ce que n’avait pas su faire Microsoft, malgré des départements marketing et recherche pléthoriques, est particulièrement difficile, en particulier quand les goûts s'appliquent à des biens nouveaux, fréquents dans nos économies. Nombre d’autres succès des années récentes, souvent imprévus, dans de multiples domaines, de l’industrie high tech à la gastronomie (le brusque succès du piment d’Espelette, dont la production a décuplé depuis 2000, année d’obtention de l’AOC devenue ensuite AOP, ou du vinaigre balsamique), tiennent eux aussi à des effets-goûts, à une adéquation du produit à des goûts, tout comme les échecs du New Coke ou du Pepsi Crystal, ou dans des industries plus traditionnelles ceux de la 1007 de Peugeot et de la Vel Satis de Renault.
L'importance croissante des goûts se manifeste aussi par l'extension des consommations de plaisir et leur promotion à l'échelle sociale. Qui pourrait ignorer les campagnes de communication de Nestlé pour Nespresso, sa capacité à avoir sensiblement infléchi les goûts spontanés de consommateurs habitués à du café long, voire du café soluble, vers du café court, "à l'italienne", sa capacité également à dépasser son image de producteur de Nescafé, ersatz de café, pour celle d'offreur d'un produit de luxe, et finalement le considérable succès commercial de l'opération « What Else » ?

Ce rôle des goûts est-il vraiment nouveau ?
Les goûts ont toujours joué un rôle, notamment dans le domaine alimentaire. Il était traditionnel d'opposer France du beurre et France de l'huile d'olive, ou France de l'ail, France de l'échalote et France de l'oignon. Mais, d'une part le goût alimentaire s'individualise, intègre des préoccupations sanitaires et s'exacerbe, avec la montée du statut social de la gastronomie. D'autre part les goûts n'avaient pas l'importance stratégique qu'ils ont prise dans le capitalisme contemporain parce que la consommation obéissait principalement à une logique de besoin, laissant peu de place aux choix, et limitant ces derniers à la prise en compte de goûts sociaux et non à celle des inclinations individuelles.
Aujourd'hui la plupart des biens de consommation sont modifiés pour inclure de nouvelles caractéristiques, immatérielles, transformant les biens de consommation de stricts biens "nécessaires" en biens combinant utilité directe et plaisir. Il suffirait de comparer le contenu des rayons d'un magasin d'alimentation au début des années 50 avec celui d'un hypermarché contemporain pour en prendre immédiatement conscience. A titre d'exemple on indiquera que dans un hypermarché standard de la région parisienne l'on trouve une centaine de références différentes de pâtes alimentaires (pâtes fraiches, pâtes dures, pâtes bio, via cinq marques différentes, et une vingtaine de variétés - tagliatelles, spaghetti, ravioli, etc.), chose inimaginable dans les années 50. De même est éclairante la comparaison entre argumentaire de vente des automobiles à cette époque et aujourd'hui : l'automobile n'est plus fondamentalement un véhicule utile parce que servant à transporter des personnes et évalué à partir de ses caractéristiques utilitaires (sa consommation, sa vitesse, son volume utile, etc.) mais un bien remarquable par son design, son silence, le moelleux de ses sièges, la qualité de son autoradio, voire par les avantages symboliques qui lui sont associés. Et le succès d'Apple, alors que la firme était presque en faillite, est attribué par les analystes du secteur "au design", introduit de façon systématique dans la conception des produits ainsi qu’à la créativité de Steve Jobs. Les producteurs cherchent ainsi à séduire les consommateurs et positionnent leur offre dans une logique du désir et du plaisir plutôt que de rester dans celle de la seule nécessité et du besoin, sollicitent leurs goûts, faisant appel à la sensation et à l’émotion et pas seulement ou principalement à la raison. Dès lors, les individus choisissent les biens qu’ils consomment en fonction de goûts et de préférences, voire de dégoûts, dans une logique du « j’aime, j’aime pas » de sorte que ces  préférences ne sont pas seulement diversifiées mais parfois extrêmement dispersées, voire opposées.

Sur quoi portent ces goûts ?
Pour un certain nombre de biens il s’agit de caractéristiques gustatives au sens étroit du terme qui concernent les saveurs des aliments. Il s’agit également de caractéristiques visuelles des biens, comme le montrent les développements du design et du packaging qui concernent aujourd’hui la plupart des biens consommés en masse. Il peut s’agir aussi de caractéristiques moins traditionnelles. Le marketing olfactif (ou sensoriel) témoigne de l’importance de l’odorat dans l’appréciation des biens, au-delà même des biens alimentaires. Les autres sens sont également mobilisés. L’on connaît le rôle des ambiances musicales dans l’animation des points de vente comme dans celle des lieux de loisir. Mais le bruit de la fermeture des portières de nos automobiles est lui aussi soigneusement étudié – et différencié – par les producteurs pour renvoyer à un imaginaire et une marque. Récemment les tribunaux ont eu à se prononcer sur la propriété d’un bruit, en l’occurrence celui du moteur de la Harley-Davidson. La firme Honda ayant proposé des motos dans le style Harley et dont l’échappement reproduisait le célèbre bruit caractéristique des moteurs de Harley se posa le problème de savoir si Harley pouvait exiger le monopole de « son » bruit. Cela montre, en tout état de cause, que le bruit appartient aux caractéristiques significatives du produit.

Qui produit ces goûts ?
La marchandisation de la culture a développé des industries culturelles, qui ne sont plus aujourd’hui qu’un élément d’un ensemble plus vaste qui offre des biens et services porteurs d’utilités immatérielles, que celles-ci constituent la base essentielle de leur valeur ou qu’elles s’ajoutent à des utilités matérielles. Ces 'industries du goût' proposent pour certaines une production de masse : l’industrie du champagne vend chaque année plus de 350 millions de bouteilles, Louis Vuitton plus de trois millions de sacs dans le monde. S'y adjoignent des services, souvent eux aussi de masse : les dépenses en tourisme représentent 9% du produit brut mondial et génèrent plus de 250 millions d’emplois, faisant du tourisme la première industrie au monde en termes de chiffre d’affaires et d’emplois, devant une industrie emblématique des trente glorieuses comme l'automobile ou encore la chimie. Les industries françaises du goût, et notamment celles du luxe, contribuent pour beaucoup à la place de la France sur les marchés d'exportation.

Comment produit-on du goût ?
Bien sûr on produit des biens ou caractéristiques de goût avec du travail, du capital, des matières premières. Cependant deux éléments jouent un rôle essentiel : la créativité et le patrimoine. Prenons l'exemple du parfum. La production de la plupart des parfums est une production industrielle, dans de véritables usines, sur un modèle analogue à celui de la fabrication de l’éthylène ou du polystyrène. Pour nombre de parfums, les spécialistes estiment le coût de la matière première à moins de 10% du prix de vente. Un bien aussi précieux ne voit pas sa valeur découler du coût de fabrication de la substance mais intègre avant tout de l’idée, de la créativité, de la culture, de l’image, du patrimoine. Un parfum c’est avant tout l’invention d’une association de senteurs (transformée ensuite en formule chimique) par un spécialiste doté de vertus idiosyncrasiques - « un nez » -, la mise au point d’une présentation - un flacon -, la création d’une relation entre senteur et image - N°5 de Chanel et Marilyn, puis Carole Bouquet ou Nicole Kidman - via une communication - l’image, le nom, la marque, les stars qui le portent.
S'y ajoute une dimension patrimoniale. Le cas de la Haute Couture est particulièrement éclairant. Le développement de la mode française, sous la houlette de la Haute Couture, s’est concrétisé par la constitution d’un patrimoine qui lui a assuré un avantage décisif dans la concurrence internationale. Il a permis de concentrer à Paris la création de la mode en empêchant l’émergence durable de concurrents jusque dans les années 1970, de transformer la mode en cœur et pilote du luxe avec Poiret (développement d’un système d’industries du luxe avec les parfums, l’ameublement, le design, la vaisselle,…), d’appuyer l’évolution de la création sur l’évolution des « tendances » de la société avec Dior dans les années 1950 et l’innovation du New Look.
Ce patrimoine a des formes multiples, patrimoines d'entreprises de réputation et d'image (les marques par exemple), de savoir-faire et de produits (les modèles et dessins, les collections passées que l'on peut "revisiter"), patrimoines collectifs du secteur (les savoir-faire techniques, professionnels, artistiques), patrimoines nationaux ou régionaux (le ‘bon goût français’, le ‘luxe parisien’). Les patrimoines sont souvent territorialisés en étant liés à des terroirs. Le lien du produit à un territoire constitue un actif spécifique, source d’avantage comparatif puisque les marchés le valorisent. Dans les années 90 un producteur (le groupe IFC) mit sur le marché des produits sous la marque "Principauté de Seborga". Leur packaging était conçu pour véhiculer l’image d’un vieux patrimoine typique et historique. Seborga est une petite ville Italienne qui a successivement appartenu à la République Française, au Royaume de Sardaigne, à l’Italie, tout au long d'une histoire tumultueuse et qui déclara en 1963 son indépendance et demanda sa reconnaissance, évidemment refusée, comme micronation "Principauté de Seborga". Peu de temps après l'introduction des produits "Principauté de Seborga" les tribunaux obligèrent l'entreprise à imprimer sur les paquets l’avertissement suivant : «La marque de fabrique Principauté de Seborga est une marque commerciale déposée. Il s’agit d’un "nom de fantaisie" qui n'existe pas en tant que désignation d'origine géographique». Ainsi les firmes peuvent aussi ‘inventer’ du lien au territoire pour créer une image de typicité.

Quels problèmes nouveaux le développement de caractéristiques de goût crée-t-il aux entreprises ?
L'intervention des émotions dans la demande, la progression des composantes idiosyncrasiques et relationnelles de l'utilité des biens, le rôle des expériences et du passé, créent pour le système de marché un problème redoutable en élargissant de façon considérable le spectre des demandes potentielles, fondées sur des goûts individuels extraordinairement variés et fortement idiosyncrasiques, auxquels peuvent répondre des biens de variété très forte. En premier lieu, la dispersion potentielle des goûts et des produits va à l'encontre de la production de masse. Les offreurs, s’ils devaient répondre à la diversité des goûts spontanés des individus ou s'ils devaient mettre sur le marché toutes les variétés possibles, encourraient des coûts considérables en ne pouvant développer d’offres de masse, seules à même de garantir des rendements d’échelle, des économies de coûts et, in fine, de la rentabilité. Il convient donc de tenter de 'polariser' les goûts des consommateurs autour de goûts dominants, seuls susceptibles de permettre la production de masse. En deuxième lieu, la dispersion potentielle des goûts rend plus aléatoire leur anticipation et, comme l'a montré la théorie keynésienne, renforce l’instabilité potentielle d’une économie de production à base de capital. D'où l'intérêt de pouvoir jouer ex post sur les goûts pour les modifier et les adapter  à la production effective. Les entrepreneurs peuvent également tenter d'aller plus loin encore. Produire la demande qui rachètera l'offre, comme l'affirment Keynes et Chamberlin, conduit alors à s'efforcer de produire, ex ante, les goûts qui seront à la source de cette demande.
Le cas du tabac montre de façon éloquente comment les offreurs peuvent réagir à des changements dans les goûts exprimés, tout comme ils avaient pendant des décennies mis en œuvre des politiques d'occultation des effets négatifs du tabac et d'incitation à son usage. La montée du marketing, qui devient désormais la stratégie centrale des entreprises, est révélatrice de ces changements.
Une conséquence dérivée est que la formation des préférences devient l’objet principal des stratégies de gestion des offreurs : les modes culturelles des enfants sont incompréhensibles hors de la considération des stratégies de vente et de communication des fabricants et distributeurs ; les créateurs de mode cherchent à jouer sur les préférences pour attirer les consommateurs vers leurs produits et notamment leurs accessoires. Mais le caractère créatif de certains biens oblige à aller plus loin : on passe de la satisfaction des besoins et préférences pré-établies (« dans le catalogue de La Redoute vous trouvez tout ce que vous cherchez »), à la satisfaction de préférences floues et non formulées (« vous en aviez rêvé, Sony l’a fait »), puis à la séduction des désirs par l’offre de biens même pas imaginés (« Twingo, la voiture qui n’existait pas »).
De même, dans ce monde du goût dans lequel les préférences sont instables, le rôle des intermédiaires capables de s'adresser aux préférences potentielles des agents et d'organiser la rencontre entre offre et demande grandit-il. Une manifestation éclatante est donnée par l'importance des commissions touchées par les galeristes dans le domaine de l'art. On estime que la convention dominante est de diviser le prix de l'œuvre vendue en deux parts égales, l'une pour le créateur, l'autre pour le galeriste. La reproduction de la convention montre qu'une rémunération aussi élevée du travail d'intermédiation n'est pas jugée aberrante et traduit la difficulté à catalyser des goûts vers des œuvres en concurrence sur un marché de variété infinie. 
 




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