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La bataille du software, par Maurice Allègre


Maurice Allègre
Jeudi 24 Février 2022



La France peut-elle atteindre la souveraineté technologique ? Cela a longtemps été notre objectif comme le démontre le Plan Calcul, lancé sous Charles de Gaulle. Cependant, même si ce plan gouvernemental a aidé au développement de notre indépendance informatique, Maurice Allègre, haut fonctionnaire, ne peut que constater la stagnation de ce domaine. Auteur de « Souveraineté technologique française, Abandons & reconquête » (VA Éditions), l’ancien Directeur adjoint de l’Institut français du pétrole et Président du BRGM nous partage son expérience lorsqu’il était responsable de la mise en œuvre du Plan Calcul. Dans cet extrait inédit, découvrez « la bataille du software », et l’histoire franco-américaine de Sema, à l’époque leader du software scientifique français.
P.49-51



La bataille du software

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Plusieurs entrepreneurs de talent ont créé en France dans le courant des années 60 des entreprises de service dédiées au software que nous avons baptisées SSCI (Sociétés de Service et de Conseil en informatique) et que nous avons beaucoup aidées soit directement en leur passant des contrats de recherche, soit indirectement via la CII qui leur sous-traitait des contrats financés par la Délégation, par exemple parties notables d’OS, compilateurs, systèmes divers. Ainsi ont-ils pu acquérir beaucoup plus rapidement des compétences techniques de haut niveau. La Délégation a joué un rôle très actif d’accélérateur de développement pour ce secteur qui a ensuite continué sur sa lancée.
 
Un bon nombre des entreprises existantes à l’époque se sont plus ou moins perpétuées jusqu’à maintenant. Par exemple Atos descend en ligne directe de Cegos informatique et de Sema, à l’époque leader du software scientifique en France. Une mention spéciale doit être faite du formidable parcours de Serge Kampf, entrepreneur de génie parti de rien à l’époque et qui finit par bâtir Cap Gemini, un des plus grands groupes mondiaux. Nous l’avions pourtant très peu aidé au départ. Il est resté jusqu’à sa récente disparition un ami personnel très fidèle. Sema connut au contraire un épisode paroxystique qui me valut encore certaines inimitiés.
 
La Sema (2000 personnes), champion de la matière grise qui sait utiliser des ordinateurs pour le calcul scientifique a besoin d’argent frais pour compenser une rentabilité très insuffisante. Les Américains ont entendu qu’il se passe quelque chose en France et veulent pénétrer ce marché ; ils sont prêts à payer cher un ticket d’entrée et Paribas, en la personne de Roger Schulz est une fois de plus dans le coup. Les dirigeants de Sema que Galley, alors ministre de la Recherche scientifique, connait bien vont un jour de janvier 1969 le voir en catimini et lui arrachent son accord (?) verbal pour que Leasco prenne (au début !) 20 % de Sema à un prix inespéré pour les dirigeants-actionnaires. Ceux-ci pratiquent immédiatement la politique du fait accompli et je découvre toute l’histoire dans les colonnes du Monde le lendemain. Nonobstant la position favorable qu’aurait adoptée Galley, la Délégation met son veto et explique aux autorités politiques qu’il n’est pas possible de faire entrer le loup dans la bergerie, en contradiction avec les principes fondateurs du Plan Calcul.
 
Je suis même reçu longuement dans son bureau par le Président de Paribas entouré d’un aréopage de conseillers venus voir de près le vilain canard qui osait ramer ainsi à contre-courant. Il m’explique que ma position est contraire aux bases du capitalisme. Je réponds que le capitalisme, le libéralisme et l’économie de marché sont compatibles avec une certaine régulation et que la naïveté n’a jamais été une politique de développement, y compris en Amérique.
 
Nous en restons là, je maintiens mon opposition et Leasco, se sentant moins désiré, finit par jeter l’éponge. Sema restera sous pavillon français, mais cette affaire aura évidemment laissé des traces…. Je ne peux m’empêcher de penser que, si l’industrie française du logiciel occupe maintenant une enviable place mondiale, c’est un tout petit peu parce que, il y a une cinquantaine d’années, le Plan Calcul les a aidés en période de démarrage et parce que la Délégation a bloqué l’envahissement programmé du secteur.
 
Cette affaire fut quelque peu montée en épingle aux États-Unis où la politique dirigiste de la France fut mise en cause. Ce litige majeur avec l’équipe dirigeante de Sema ne me dissuadera pas un peu plus tard d’insister très fortement auprès d’André Giraud alors Administrateur général du CEA pour que la filialisation annoncée du centre informatique du CEA n’exerce pas une concurrence déloyale à l’égard de Sema. Les garde-fous furent mis en place.

Software = Le mot software est un néologisme américain créé pour se distinguer du hardware. Par la suite, un de mes collaborateurs, Philippe Renard chargé de la supervision du software de la CII, proposa avec le succès que l’on sait de le traduire par logiciel, rimant avec matériel.










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