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La rétro-prospective : concept novateur ou spéculation ?


Thierry Fusalba
Vendredi 12 Juin 2015



« Si l'histoire ne se répète pas, les comportements humains se reproduisent » Michel Godet, économiste



Crédits: commons.wikimedia.net
Crédits: commons.wikimedia.net
La gestion des crises modernes nécessite de considérer leur processus dans le cadre d’une approche globale et non strictement limitée à leur manifestation paroxystique. Dans cette optique, la prévention permet d’en limiter en partie l’occurrence. En effet, l’étude des archives, dans le cadre du retour d’expérience, favorise l’émergence de scénarios et, par le biais d’entrainements aussi réalistes que possible, l’organisation accroît sa résilience. Or, celle-ci est presque toujours tournée vers l’avenir, afin d’atteindre ses objectifs stratégiques malgré les changements d’environnement ; lorsqu’ étude du passé il y a, celle-ci se concentre essentiellement sur les précédents qu’elle a connu, parfois ceux de la concurrence. Si l’on estime qu’une approche globale est nécessaire dans la prévention des crises actuelles, alors une étude globale du passé est impérative, afin d’en tirer des leçons utiles pour l’avenir. Ce domaine est malheureusement encore peu développé. Il ne s’agit pas d’une pure prospective, qui se limite à l’observation du moment et du domaine concernés. Il ne s’agit pas non plus d’une rétrospective, qui se contente de lister les événements terminés, sans en tirer d’enseignements stratégiques. Il s’agit de la rétro-prospective, nom barbare, qui fusionne les deux notions précédentes, ouvrant l’étude du passé sur un plan spatial et temporel, afin de couvrir tous les aspects que des crises futures peuvent prendre. C’est ce concept nouveau qui est présenté dans les pages suivantes, à partir de l’étude comparative de deux points dans l’Histoire des Hommes, au centre duquel se place l’environnement actuel.

Instaurée aux Etats-Unis à la fin des années 40 par la RAND Corporation (1), la prospective est une démarche intellectuelle visant à préparer demain, à partir de données recueillies aujourd’hui. Ces éléments quantifiables (faits, chiffres…) ou évolutifs (tendances lourdes, phénomènes d’émergence) permettent d’élaborer des scénarios possibles et probables, ou pas, afin d’informer les dirigeants et/ou de choisir la stratégie le plus favorable pour leur pays. Ce n’est pas de la divination, même si une grande part d’intuition est nécessaire, voire de chance. Si on utilise une métaphore, il s’agit, à partir d’une pelote d’indices ou de faits recueillis, de tisser les mailles du vêtement qui correspondra le mieux aux attentes et aux besoins de son futur propriétaire.

Les méthodes utilisées en prospective sont complexes, multiples et pour tout dire assez obscures. Pourquoi en serait-il autrement ? Un joueur de poker ne révèle jamais sa technique, de peur de la voir copiée ou contrée par ses adversaires. L’image est intéressante car il y a fort à parier que les théories du jeu, nées de l’imagination du mathématicien américano-hongrois John Von Neumann, ou celles des probabilités du soviétique Kolmogorov interviennent dans l’élaboration d’hypothèses. Mais pour autant que cet art puise ses ressources dans les sciences mathématiques, les sciences sociales ne doivent pas être négligées. En particulier l’Histoire qui non seulement fournit un formidable réservoir d’exemples mais semble également être articulée autour de cycles. Même si la cyclologie est une conception appartenant aux sociétés archaïques, il n’en demeure pas moins que le principal acteur de son environnement reste l’Homme lui-même et que les comportements de celui-ci se répètent, même si la perception qu’il a de sa fonction évolue. C’est le sens de la citation de Michel Godet. Et c’est en se basant sur ce principe qu’on peut essayer d’élaborer des hypothèses sur ce que sera 2025. Toute la difficulté de la rétro-prospective consiste à déterminer le point jusqu’où remonter pour commencer l’étude. Plusieurs solutions peuvent être proposées. La première consiste à dire : puisque le challenge est de dire comment sera le monde dans quinze ans, pourquoi ne pas reculer d’autant et étudier l’année 1990 ? Mais cette solutions reste très (trop) rigide même si son étude doit être envisagée, même sommairement. La seconde, préconisée ici, est de remonter jusqu’à l’année charnière qui, dans les trente à cinquante plus tôt, à générer des changements majeurs dont les conséquences sont encore perceptibles aujourd’hui, et le seront encore dans les vingt ans à venir. Bien sûr, il y a une part de subjectivité, voire de chance, dans ce choix. Mais la chance a toujours été une donnée essentielle dans la théorie des jeux citée plus haut et la subjectivité est la marque des décideurs, de ceux qui prennent en main le présent pour influer sur l’avenir.

L’année retenue ici est donc 1990 (2), année riche en marquants pour l’Histoire de l’Humanité. Elle représente cette année charnière dans l’Histoire qui façonne notre quotidien, notamment en ayant vu successivement s’effondrer officiellement l’URSS (3) et naître l’Allemagne actuelle (4) . L’Europe nouvelle est d’ailleurs en marche depuis et gageons qu’en 2025, les problématiques liées à son élargissement, notamment vers l’Est et le Sud, et à sa sécurité, avec la remise en question de l’espace Schengen et de la zone Euro, seront au cœur des débats. Pourquoi ? D’abord parce qu’il a fort à parier que la déstabilisation actuelle de l’ensemble du Machrek ne soit pas réglée. A ce sujet, 1990 marque l’invasion du Koweït par les blindés de Saddam Hussein, invasion qui débouchera sur la première guerre du Golfe, suivie d’une deuxième et surtout, d’une longue période d’instabilité qui n’est toujours pas achevée. Les soubresauts géopolitiques de la dernière décennie ont poussé des milliers de réfugiés à fuir leur pays et continueront à la faire en 2025 car il n’y a pas de raisons que les flux migratoires se tarissent subitement ou que l’Europe cesse d’être perçue comme un Eldorado par des milliers de persécutés. Ce phénomène sera même aggravé par une diminution inquiétante des ressources en eaux, notamment dans tout le Maghreb et en Afrique sub-saharienne (5). 1990 était d’ailleurs une année au cours de laquelle la problématique de la pureté de l’eau avait été mise en évidence : Perrier (6) avait été contraint de rappeler 72 millions de bouteilles à la suite de découverte de traces de Benzène dans douze bouteilles aux Etats-Unis. Ce fut le début d’une série de crises « intimistes », touchant les individus dans leur propre quotidien : alimentation, santé, pollution…

Mais l’étude de 1990 nous donne aussi des raisons d’espérer, au moins sur le plan de l’égalité et des droits des individus. C’est en effet l’année de la libération de Nelson Mandela, après 27 années de captivité(7) . Celui qui deviendra président de l’Afrique du Sud quatre ans plus tard, après avoir reçu le Prix Nobel de la paix avec son ex-geôlier, aurait-il donné des idées au jeune Barack Obama, alors étudiant à Harvard, qui devient la même année le premier Afro-américain à diriger la "Harvard Law Review", prestigieuse revue de droit de l'Université ?

Les femmes ne sont pas exemptes de 1990 car elles brillent sur tous les fronts. Politique, d’abord, avec Mary Robinson qui est la première femme à devenir présidente de l’Irlande (8) ou bien avec la démission de la « Dame de fer », Margaret Thatcher, seule femme Premier ministre de l’histoire du Royaume Uni qui aura régné sans partage pendant onze ans. Sportif, ensuite, avec la victoire de Florence Arthaud sur la route du Rhum à bord de son trimaran "Pierre Ier", première femme à remporter une course transatlantique en solitaire ou Jennifer Capriati qui remporte son premier tournoi de tennis à 14 ans ! Sociétale, enfin, puisque la Chambre des députés belges approuve la loi sur la dépénalisation de l'avortement même si le roi Baudouin pour une durée de 36 heures !

Alors, la femme est-elle l’avenir de l’Homme ? Est-il idiot d’imaginer qu’en 2025, nous pourrions avoir une femme président de la République depuis deux ans déjà ? D’imaginer même que son Premier ministre serait issu de ce qu’on appelle pudiquement « les minorités visibles » ? (ou bien l’inverse !) Pourquoi pas, même si la France semble parfois être le pays des droits de l’Homme exclusivement…

Homme ou femme aux commandes, il n’en demeure pas moins que l’année 2025 sera certainement marquée par de profonds mouvements sociaux. Pourquoi ? Parce que les probabilités sont faibles que le nouveau président, élu deux ans plus tôt, ait réussi là où son prédécesseur a échoué. Pourtant, comment lui en vouloir ? Les challenges seront immenses ! La Chine, devenue première économie mondiale, interviendra de plus en plus dans la gestion courante des pays où elle placé ses intérêts économiques et financiers. Le vieillissement de la population, au sein de pays européens ayant des taux de nationalités divergents, engendra des surcoûts et imposera la mise en œuvre d’une véritable politique à destination des Séniors. La rationalisation des derniers secteurs productifs français conduira à la disparition des industries et de l’agriculture non modernisées. La gestion difficile des zones urbaines, de plus en plus denses, face à la désertification de secteurs ruraux, obligera le gouvernant à faire le grand écart, entre choix écologiques et réalité démographiques. Le même dilemme existera entre rationalisation des structures administratives, pour des raisons de coûts, et réoccupation de l’espace disponible pour désengorger les villes. En France, et en Europe, les activités de service règneront en maître, à côté de quelques secteurs d’expertise, jugés stratégiques,  où l’Etat s’impliquera encore. Cette réalité sonnera le glas du monde agricole et industriel, tel que nous l’avons connu. Enfin, sur l’échiquier de la géopolitique, les pièces qui sont en train de se mettre en place aujourd’hui commenceront à bouger. A côté des pays aujourd’hui encore influents, en perte de puissance économique et donc politique, d’autres voudront prendre leur place dans le concert des Nations, ce qui n’est pas nouveau, mais en auront désormais les moyens, ce qui l’est. Le monde tel que nous connaissons changera. Certains Etats, ou groupes d’Etats, se fractionneront, sous le poids des revendications culturelles et économiques régionales, et pas seulement en Europe. D’autres a contrario se réuniront car c’est leur destin de vivre ensemble, comme la Corée. Ces phénomènes contradictoires poussent déjà certains auteurs à croire qu’il y a une forte probabilité de « dé-globalisation » par la constitution de régionalisations robustes et déconnectées (9) . L’éclatement de la Chine, comme celui de l’ex-URSS, reste cependant le seul moyen pour les Etats-Unis de conserver leur leadership car il y a peu de chances que la Chine, l’Inde et la Russie ne se neutralisent économiquement. Mais créer une zone d’instabilité dans l’Est de ce pays immense, en s’appuyant notamment sur les minorités présentes, pourrait faire basculer les équilibres actuels jusqu’au Pakistan et à l’Inde, puissances nucléaires.

Après une telle étude, existe-t-il des raisons pour espérer que 2025 soit encore favorable ? La réponse viendra peut-être de la science. C’est en avril 1990 que le télescope "Hubble" est lancé par la navette Discovery afin de permettre l’exploration de l’univers. Certes, il connait quelques ratés mais une mission de la navette Endeavour en 1993 parvient à les corriger et même à améliorer le système. La science au service de la connaissance. En 1990, c’est également la première jonction sous la Manche, entre Français et Britanniques, qui est opérée. Ce que n’ont pas réussi à faire des siècles de batailles, un tunnel le permet : l’Angleterre cesse d’être tout à fait une île. Bien peu de médiums, devins et prospectivistes se seraient risqués de le prédire….
La science au service de la confiance.

Bien sûr, tout ceci est un exercice difficile, voire risqué. Difficile parce qu’en énonçant les hypothèses de ce que sera l’année 2025, on offre la possibilité aux gouvernants de les modifier. Risqué parce que, pour reprendre Dos Passos : « celui qui vit dans le passé, perd son présent et risque son avenir.»

Thierry FUSALBA

Directeur associé
Heiderich – Gestion des enjeux sensibles
www.heiderich.fr
 
(1) Et développée dix ans plus tard par le philosophe et industriel français Gaston Berger.
(2) 1989 a été écartée car la chute du mur de Berlin, acte fondateur de la nouvelle Europe, a eu lieu en novembre. 2001 et les attentats du WTC également, car l’onde de choc est aujourd’hui encore trop violente pour élaborer efficacement des scénarios à 20 ans (et l’on peut dire, d’une certaine manière, que c’est la conséquence indirecte de la disparition de l’URSS en tant que puissance « stabilisatrice ».)
(3) Sur proposition de Boris Eltsine, le Congrès adopte le 12 juin la "Déclaration sur la Souveraineté Étatique de la Fédération de Russie". Celle-ci proclame son indépendance vis-à-vis de l’URSS et accélère le processus de décomposition du régime communiste.
(4) Le 03 octobre, l'Allemagne fête sa réunification.
(5) Selon Jean Margat, vice-président de l'Association du Plan Bleu pour la Méditerranée et de l'Institut méditerranéen de l'eau, deux milliards de personnes seront en situation de pénurie d'eau d'ici à 2025, probablement 3 milliards en 2050. Au-delà du vieux continent, le Mexique serait aussi impacté ainsi que le sud des USA.
(6) Cette crise deviendra grave puisque Perrier détruira quelque 280 millions de bouteilles dans le monde et connaîtra une baisse de ses ventes de 35% par rapport à 1989. D’ailleurs, Perrier sera racheté deux ans plus tard par Nestlé.
(7) En 1964, il avait été condamné à la prison à perpétuité et était devenu le symbole de la lutte pour la liberté des Noirs en Afrique du Sud. Trente ans plus tard, il sera élu président de la République sud-africaine, après avoir obtenu le prix Nobel de la paix avec De Klerk
(8) Mary Patricia Mc Aleese, une autre femme, lui succèdera en 1997.
(9) Le monde en 2015 selon la CIA, www.observatoriodelacrisis.org
 

 

Thierry Fusalba est consultant senior international associé chez Heiderich Consultants.
Ancien officier, expert dans le management des situations sensibles, qu’il a vécues en France comme à l’étranger (Kosovo, Congo…), il a développé une méthodologie inédite pour gérer les crises, déclinée des procédures employées dans les grands états-majors militaires (UE, OTAN). Breveté de l’enseignement militaire supérieur, titulaire d’un Master de Communication internationale et d‘un DESS Défense et Sécurité, il élabore, déroule et contrôle des scenarios de crise basés sur le principe des serious games.
Thierry Fusalba  intervient sur la formation, la réalisation et la conduite d'exercices de crise ainsi que sur la gestion de crise dans des contextes complexes, sensibles et internationaux. Il est le relais de l'équipe dans des institutions à l'image de l'OTAN et mène des travaux de R&D sur les "Comprehensive approach".
Il est l'auteur de "Planification et gestion de crise" (2009) et "l'Art de la crise" en 2013.

 










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