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Le pétrole est-il l’énergie de la démocratie ?


La Rédaction
Mercredi 25 Avril 2012



Les analyses géopolitiques tendent à révéler les facteurs géographiques qui déterminent ou conditionnent le comportement des hommes sur le territoire. À cet égard, les ressources naturelles jouent bien souvent un rôle de premier plan. Bien souvent corrélées à la notion de conflit, les ressources naturelles influencent aussi la définition de la forme des communautés politiques. C’est là l’objet de la démonstration réalisée par Timothy Mitchell dans son ouvrage intitulé Petrocratia, la démocratie à l’âge du carbone.



Le pétrole est-il l’énergie de la démocratie ?
Politiste spécialiste du Moyen-Orient, Timothy Mitchell expose dans Petrocratia, la démocratie à l’âge du carbone comment l’exploitation des ressources énergétiques, du charbon au pétrole, a conditionné l’histoire des régimes démocratiques contemporains. En suivant la « piste du carbone », l’auteur propose ainsi une interprétation originale de l’évolution des empires coloniaux en démocratie modernes.
 
L’exploitation du charbon permet dès le début du XIXème siècle de produire considérablement plus d’énergie que le bois. Le charbon devient donc indispensable pour les puissances européennes qui se servent en conséquence de la colonisation comme d’un moyen pour sécuriser leur approvisionnement. Or pour Timothy Mitchell, la dépendance énergétique des puissances européennes est une réalité dès le XIXème siècle. La valeur hautement énergétique du charbon ne lui connaît pas de substitut. Aussi son adoption par les empires européens les places dans une situation de relative vulnérabilité : « la concentration et la circulation du charbon nécessaire à l’industrie constituaient un point faible » explique l’auteur.

D’après Timothy Mitchell, cette vulnérabilité est véritablement révélée et exploitée par les masses ouvrières entre la fin du XIXème siècle et les années 1950. La dépendance des économies impériales à l’égard du charbon a en effet rendu possible les mouvements sociaux de mineurs et de cheminots en Europe. La concrétisation ces premiers mouvements sociaux ouvriers est matérialisée par l’avènement des droits sociaux – droit de vote, droit de grève, droit syndical et associatif – au tournant du XXème siècle et se conclut avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements socio-démocrates dans les années 1920.

Le passage à l’énergie pétrolière bouleverse les rapports de forces politiques au sein des démocraties. La nature même du pétrole et ses circuits d’exploitation ne confère pas aux masses ouvrières le même pouvoir de pression que le charbon avant lui affirme Timothy Mitchell. L’extraction du pétrole est plus aisée et son transport plus facile et économique que le charbon dont l’exploitation requiert une importante main d’œuvre. Ainsi, si le charbon signifiait par exemple train et cheminots, la logistique pétrolière peut-elle se résumer à un oléoduc. Mitchell souligne que la place des ouvriers dans les économies reposant sur l’énergie pétrolière est moindre et leur capacité de négociation également.

C’est d’ailleurs pour l’auteur la raison pour laquelle l’ère du tout pétrolier s’avère beaucoup moins riches en revendications sociales. Timothy Mitchell détaille ce point en expliquant qu’à tout endroit du circuit logistique des mécanismes ont empêché les soulèvements populaires d’être efficaces. En Europe par exemple, les masses ouvrières comme les classes dirigeantes partagent une forte dépendance à l’égard du pétrole tandis qu’au Moyen-Orient, réservoir pétrolier du XXème siècle à nos jours, la répression coloniale puis autoritaire a empêché l’émergence d’une masse protestataire. Aussi, si la démonstration de Timothy Mitchell n’utilise ici pas les propriétés physiques du pétrole pour se justifier, la continuité de son raisonnement reste néanmoins entière lorsqu’il considère isolément le monde démocratique.
 
Mais le titre du livre de Timothy Mitchell n’est véritablement explicité qu’en dernière partie de démonstration. Selon lui, à la différence de la simplicité de la chaine de production du charbon que les mineurs pouvaient instrumentaliser à des fins revendicatives, la complexité technique de l’extraction et du raffinage du pétrole empêche aujourd’hui les ouvriers de s’approprier les moyens de productions dans le cadre de mouvements sociaux. Timothy Mitchell va même plus loin en affirmant que c’est aux entreprises pétrolières et à leurs experts qu’a ainsi profité la technicité associée à l’exploitation des ressources pétrolières. Pour l’auteur, le pétrole est donc résolument l’énergie des experts.

Pour illustrer son propos, l’auteur prend pour exemple la construction de la thématique environnementale. Timothy Mitchell envisage que le débat autour de l’épuisement des énergies fossiles ait pu être paradoxalement propagé par les pétroliers pour doper le prix du pétrole. L’auteur parle de manipulation pour qualifier la démarche de désinformation des masses populaires qu’il décrit. Ainsi d’après lui, le charbon portait en lui les germes de la démocratie mais le pétrole semble aujourd’hui plutôt créer les conditions d’une domination politique systématique des intérêts populaires.
 
La conclusion de Timothy Mitchell, de même que la dernière partie de la démonstration qu’il développe dans Petrocratia, la démocratie à l’âge du carbone est pour le moins originale. L’idée que la dépendance des démocraties modernes à l’égard du pétrole est une camisole bridant structurellement le pouvoir de la vox populi au profit des experts et des dirigeants résulte plus d’un jeu intellectuel procédant d’analogies et d’association d’idées que d’un réel travail académique. Néanmoins, Timothy Mitchell met en évidence un lien probant entre les caractéristiques physiques des ressources énergétiques et l’évolution des régimes politiques. Son étude croisée de la diffusion du charbon dans le monde et de la démocratisation des sociétés européennes peut ainsi constituer un point de départ stimulant à de nombreuses considérations géopolitiques.

Timothy Mitchell, Petrocratia, la démocratie à l’âge du carbone, Alfortville, Éditions è®e, 2011










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