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Troisième anniversaire des Gilets Jaunes : Sept leçons de la crise toujours d’actualité pour les managers d’entreprise


Philippe Schleiter
Mardi 22 Février 2022



Fin novembre dernier, le troisième anniversaire du début de la crise des Gilets jaunes n’a heureusement pas été marqué par le réembrasement tant redouté. Toutefois, selon la plupart des observateurs, les causes profondes du malaise sont toujours présentes, à l’état latent. Si bien que, pour Philippe Schleiter, consultant en management et auteur de “Management, le grand retour du réel” (VA Éditions, 2017), les dirigeants et managers devraient garder à l’esprit les enseignements d’une crise révélatrice des frustrations et aspirations qui animent une part non négligeable de la société française, à commencer par le monde du travail. Selon lui, sept sujets doivent faire l’objet d’une attention toute particulière.



1. Une explosion du besoin de reconnaissance

La fonction d’un gilet jaune est de rendre visible celui qui le porte. Il est ainsi devenu l'étendard de tous ceux qui, en France, ont la désagréable impression d'être devenus invisibles. Comme l’a remarqué le sociologue Jean-Pierre Le Goff, les Gilets jaunes ont été la revanche de ceux que l'on a traités de beaufset de ringards, largement ignorés depuis des années par les pouvoirs en place au profit de catégories sociales branchées et des gagnants de la mondialisation1. Or, nos contemporains veulent être reconnus et estimés par leurs pairs et leurs supérieurs. Nous savions que, dans un monde où l’estime de soi est indexée sur la popularité recueillie sur les réseaux sociaux, les blessures narcissiques pouvaient provoquer des dépressions individuelles. Nous avons constaté qu’elles peuvent aussi alimenter un désir collectif de révolution. Le rejet qu’a cristallisé le chef de l’État doit ainsi inciter tous les dirigeants de toutes natures à méditer l’avertissement d’Henri de Castries affirmant que si lon naime pas les gens, il faut changer de métier !2 Jamais le vieux thème managérial de la reconnaissance n’a été autant d’actualité.

2. Un vif désir d’être associé aux décisions

Ce besoin d’être reconnu va de pair avec un profond désir d’être entendu et de voir sa parole prise en compte. Ici encore, l’usage des réseaux sociaux a modifié les pratiques sociales. Dans leur quête de big data, les plateformes numériques ne cessent de solliciter les internautes sur tous les sujets. Quelle est leur personnalité préférée ? Que pensent-ils de tel produit ? Approuvent-ils telle ou telle mesure ? Cette frénésie consultative a créé chez nos contemporains une illusion d’omniscience qui sape aussi bien les anciennes règles de la représentation politique que le prestige de l’expertise car ce qui est demandé n’est pas tant un avis qu’un sentiment. Dès lors, l’art de diriger implique d'associer les citoyens aux décisions via un processus de coconstruction continu qui seul permet de répondre aux exigences du plébiscite permanent qui s'est emparé de la société.

3. Une volonté de reprendre son destin en main

Même si, de ce point de vue, elle s’est soldée par un échec cuisant, la révolte des Gilets jaunes exprimait aussi une volonté d’agir, de reprendre la main et de peser sur le cours des événements. Comme le remarque l’essayiste Jacques Julliard, lingénieuse invention des gilets jaunesleur donne la dignité d'acteurs de l'histoire3. Leur étonnante détermination a manifesté un volontarisme. Tandis que, depuis des décennies, le discours institutionnel plaçait les réformes sous le signe de l’inéluctable, ressassant sous des formes diverses le fameux There is no alternativede Margaret Thatcher, les Gilets jaunes lui ont opposé une forme inédite du Yes, we can !de Barack Obama. Cette volonté d’ouvrir l’horizon des possibles représente un formidable réservoir d’énergie pour les dirigeants qui sauront présenter leurs projets comme des moyens de reprendre collectivement notre destin en main.

4. Le plaisir de “faire groupe”

La révolte des Gilets jaunes a traduit un attachement aux grands récitsde la modernité dont le philosophe Jean-François Lyotard avait estimé, au tournant des années 70, qu’ils s’étaient dissous dans l’individualisme et le relativisme postmoderne4. D’où un fossé incommensurable. D’un côté des élites qui, à l’instar du député Aurélien Taché, ironisaient sur le plateau de Thierry Ardisson - Cest quoi le peuple français ?-, et se flattaient de leur désaffiliation5. De l’autre des classes moyennes et populaires qui, en fraternisant sur les ronds-points, retrouvaient avec exaltation le plaisir de “faire groupeen proclamant crânement : Nous sommes le peuple !Les manifestations de Gilets jaunes ont aussi été un exutoire au déficit contemporain de sentiment d’appartenance. Or, les entreprises peuvent répondre à cette demande en s'affirmant comme de véritables communautés dont les membres sont certes unis par des intérêts mais aussi par une histoire commune à écrire par le travail.

5. Le besoin de perspectives

Spécialiste du déclassement, auquel elle a consacré un ouvrage, la sociologue Camille Peugny souligne que chez les Gilets jaunes, il y avait des individus qui sont objectivement déclassés et dautres qui ont peur d’être les prochains sur la liste6. Selon une enquête de l’Ifop réalisée peu avant cette crise, 7 Français sur 10 estimaient que leurs enfants vivront moins bien qu’eux7. La colère des Gilets jaunes exprimait ainsi une anxiété à ne pas confondre avec un refus systématique des réformes. “Les Français sont patients, ils ne sont pas contre les réformes (SNCF, ordonnance travail), mais ils refusent le déclassement qui s'annonce, observait Renaud Bueb, professeur d'histoire du droit8. La crise des Gilets jaunes a aussi été la fille du court-termisme contemporain et de l'absence de projet collectif à moyen et long terme. Elle souligne la nécessité d'inscrire les efforts et les sacrifices demandés dans un avenir désirable à bâtir.

6. La valorisation du travail et le refus de l’assistanat

Les Gilets Jaunes ne sont pas la France des assistés mais celle qui veut vivre de son travail, soulignait le politologue Guillaume Bernard9. D'où une erreur dans la réponse initialement apportée par le gouvernement. Il montre son absence de compréhension des forces sociales que mobilisent les Gilets jaunes, pensant quil éteindra leur mouvement par des aides ciblées sur les 20 % des ménages les plus modestes. En effet, les Gilets jaunes, non seulement ne se conçoivent pas eux-mêmes pas comme des ménages modestes - au contraire, ils se perçoivent comme des classes moyennes -, mais ils revendiquent leur autonomie, si bien que laide gouvernementale, même sils y avaient droit, constituerait une mesure de charité’ contrevenant à leur volonté de dépendre le moins possible des institutions publiques, analysait l’urbaniste Philippe Genestier10. Ce constat qui n'est pas neutre pour les managers car il tend à confirmer que le refus de la sujétion et la quête d'autonomie représentent bien de puissantes aspirations contemporaines, également visibles dans le monde du travail.

7. La persistance de l'ancrage territorial

Comme l'a révélé la Fondation Jean Jaurès, le 17 novembre 2019 on recensait 635 rassemblements dans les communes de moins de 50 000 habitants contre seulement 65 dans les villes de plus de 50 000 habitants11. Ces données qui valident la fracture identifiée depuis une vingtaine d'années par le géographe Christophe Guilluy entre les métropoles mondialisées et les habitants de la France périphériquequi, selon lui, subissent de plein fouet, depuis 30 ans, les effets dun modèle économique mondialisé”12. La fronde des Gilets jaunes a aussi été une fronde territoriale et même de l'attachement territorial. Pour reprendre l'expression forgée par l'essayiste anglais David Goodhart à l'occasion du Brexit, elle rassemblait les gens de quelque partcontre les gens de n'importe où” que seraient devenues les élites mondialisées13. Dans un tel contexte, les entreprises doivent démontrer un certain enracinement passant notamment par l'établissement de relations loyales avec leurs fournisseurs et partenaires locaux. Elles doivent prendre garde à ne pas être perçues comme des entités nomades et opportunistes mais plutôt comme les fers de lance des territoires dans la compétition économique mondiale.



Philippe Schleiter est spécialiste du changement dans les organisations. Consultant depuis 15 ans et lui-même chef d’entreprise, il accompagne de nombreux dirigeants de grandes sociétés dans la conduite des projets de transformation à fort enjeu humain. Il a publié Management, le grand retour du réel (VA Éditions, 2017), un vibrant plaidoyer le retour au bon sens managérial.



(1) Le Figaro, 22/11/18
(2) Cité in Le nouveau visage des dirigeants du CAC 40, par le Cercle de l’Entreprise, Ed. Village Mondial, 2008
(3) Le Figaro, 02/12/18
(4) La Condition postmoderne, Ed. de Minuit,1979
(5) Les Terriens du dimanche, 02/12/18
(6) La Voix du Nord, 12/12/18
(7) Tableau de bord de la Transformation No Com/Ifop/JDD, Journal du Dimanche, 08/12/18
(8) France 3,10/12/2018
(9) Radio RCF, 19/11/18
(10) Le Monde, 20/11/18
(11) Les Gilets jaunes : révélateur fluorescent des fractures françaises, par Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, 28/11/2018
(12) La France périphérique, Flammarion, 2014
(13) Le Monde, 28/11/2018










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