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Le plaisir au travail, un gros mot ?


La Rédaction
Vendredi 14 Septembre 2018



Le lien de causalité entre bien-être et performance au travail n’est plus à prouver. Tous les experts s’accordent sur ce point, et nombre d’entreprises revendiquent de promouvoir le bonheur au travail. Pourtant, les représentations du travail continuent souvent de véhiculer chez les salariés une image de souffrance et d’infantilisation. L’accroissement des pathologies psychiques liées à l’activité professionnelle manifeste d’ailleurs la véracité de cette représentation. En partant de ce constat paradoxal, Sophie Peters dénonce une injonction de bonheur qui empêche de résoudre le fond du problème, celui du sens que l’on donne au travail. Il est urgent selon elle de substituer à l’image d’un labeur nécessaire, celle du travail source d’accomplissement personnel et de plaisir.



Le plaisir au travail, un gros mot ?
Article de Sophie Peters publié dans la revue des affaires n°6

Il ne fait pas bon parler de plaisir au travail par les temps qui courent. A l'heure du burn-out, du bore-out et du harcèlement, l'univers du travail est celui où il est (presque) convenu de souffrir. En ce sens, sa racine latine de tripalium -instrument de torture- lui colle à la peau. Et pourtant, il n'a jamais été autant question de bonheur et d'épanouissement au travail. Les entreprises redoublent de séminaires et de stages de formation pour rendre leurs salariés "pro-actifs", engagés, et motivés. En un mot : heureux. Paradoxe ? Non. Les organisations réalisent que la performance sociale ne saurait aller sans la performance économique. Que l'une permet l'autre. Elles redoublent alors d'efforts pour améliorer cette performance sociale qui bat de l'aile sous le coup d'une performance économique poussée à bout.
Les salariés ont pour eux des DRH devenus "directeurs du bonheur", des coachs "de vie" pour gérer leur stress, des séances de méditation afin de se détendre, ou des tapis de course à proximité de leurs écrans. La société d’assurance américaine Aetna a ainsi décidé d’offrir des bracelets connectés à ses salariés. S’ils prouvent qu’ils enchaînent 20 nuits de 7 heures de sommeil ou plus, la firme leur offrira 25 dollars par nuit, plafonnés à 500 dollars par an.
Ce monde aux accents orwellien, où l’individu est amené à devenir toujours plus performant en gardant le sourire, se justifie par l’adage désormais roi : "un travailleur heureux travaille mieux et plus". Certes. Lapalice n'aurait pas dit mieux. Sauf que le bien-être ne saurait s’atteindre par l’injonction. Les personnes n’atteignant pas ces standards se sentent non seulement coupables mais encore plus stressées. De façon très insidieuse, le discours ambiant autour d’un individu seul responsable de ses états – physiques comme émotionnels- sous-entend qu’il l’est donc aussi de sa performance. S’il n’y arrive pas, c’est qu’il a un problème... à régler au plus vite. Or c’est oublier que l’être humain n’est pas un ensemble de fonctionnalités mais se tisse au travers de son histoire et au sein d’un collectif. C'est aussi oublier que le moteur de l'action humaine est le désir.
Plus que de pourvoir aux individus les ingrédients d'un mieux être, mieux vaudrait s'intéresser à ce qui crée le désir et, ce faisant, le plaisir. Car pas de plaisir sans désir. Qu'on nous donne l'envie, l'envie d'avoir envie", pourraient chanter les salariés à la façon de Johnny Halliday. En vingt ans le développement personnel est passé de la connaissance de soi à la performance de soi. Loin de tourner en "perfectionnite" aigue, il serait plus judicieux de cultiver le plaisir de travailler, celui de "l’oeuvre" comme le nommait Charles Péguy. Au travail oppressant et stressant, Péguy fait valoir un rapport au travail plus libre de manière à laisser un espace suffisamment grand pour en (re)trouver le goût. On l'aurait presque oublié par ces temps de souffrance au travail. Ce qui est questionné par Péguy c'est l'urgence de redonner au travail sa place esthétique et humaine d'œuvre - et non uniquement d'ouvrage - qui ne soit plus uniquement régie par la seule logique de l'efficacité.
" A tous les niveaux de la société, le projet n'est pas de bien faire son travail mais de le conserver. Pour cela les individus sont prêts à toutes les compromissions. Il ne faudrait pas que l'on se rassure en prétextant qu'on ne peut rien changer au système. C'est à chacun d'y apporter une certaine dose d'humanité. Pour paraphraser Marx, on pourrait dire que les hommes font le travail -l'histoire- mais ne savent pas qu'ils le -la- font", observe l’écrivain Jean-Luc Seigle dans son livre sur Péguy. En clair : il nous appartient, à la façon d'un Péguy engagé dans toutes les causes qu'il sentait en cohérence avec ses aspirations, de faire nôtre sa maxime : "la liberté c'est le courage". Jaurès, que Péguy a un temps soutenu, disait que l'humanité est une parcelle en chaque individu qui lui permet d'être un rempart contre la résignation. "Si on prône aujourd'hui les valeurs toutes simples que défendaient Péguy on passe pour réactionnaire. Aimer son travail c'est réac. Avoir le sens du service, même chose... ce qui n'a cependant rien à voir avec la servilité. Là encore il s'agit du plaisir de faire quelque chose pour l'autre ", souligne Jean-Luc Seigle.
Car être heureux au travail c'est tout simplement éprouver le plaisir de travailler. Tout simplement ? Il faut croire que non. S'il est certain que se faire plaisir au travail ne signifie pas être dans une félicité totale, ni même n'éprouver que des choses heureuses, il n'en reste pas moins que le plaisir de travailler se nourrit d'une connaissance précise de ce qui nous fait vibrer, nous stimule et nous nourrit. Une sorte de vitamine mentale à consommer sans modération.
Eprouver du plaisir, c'est déjà avoir conscience de ce que nous aimons faire et ne pas faire. Histoire de privilégier dans la mesure du possible ce qui pourvoit à notre joie. Cela peut être tout à fait anecdotique. Je me souviens d'une caissière d'hypermarché dont le plaisir au travail était lié aux quelques minutes d'échanges quotidiens avec ses clients. Connaître ses propres sources de motivation. Pour certains ce sera l'autonomie, la marge de manœuvre et le fait de pouvoir prendre des initiatives.
Pour d'autres, se sentir faire partie d'un projet et d'un collectif de travail. D'autres encore mesureront leur plaisir à l'impact qu'ils ont au travers de leurs actions. D'autres, enfin, celui de retrouver chaque jour des collègues, d'échanger avec eux, de rencontrer des personnes intéressantes, de rire de temps en temps dans une ambiance joyeuse. Tous diront cependant que le sentiment de faire un "bon travail" nourris leur plaisir de travailler.

Cette satisfaction se nourrit d’invariants
Le premier ? Une certaine stabilité ou zone de confort. Mais aussi un fort besoin de cohérence. Que les choses que nous faisons aient un sens mais aussi de savoir à quoi nous en tenir. D'où pour chacun la connaissance de ce qui nous est confortable ou qui ne l'est pas.
Deuxième invariant : la variété des tâches ou de ce qui peut se passer dans une journée. Un travail en apparence routinier peut devenir varié du point de vue des pics d'activités à gérer ou des liens relationnels que l'on noue dans son environnement. Le plaisir se nourrit alors d'une certaine dose de nouveauté, d'incertitude, de surprise, de diversité. Cela peut être l'humour qui nourrit une équipe ou un état d'esprit créatif dans lequel on peut être sollicité pour améliorer un fonctionnement. La connaissance de ce qui nous fait vibrer ou nous passionne dans notre travail, celle aussi de sa propre capacité ou de la latitude donnée à relever de nouveaux défis seront ici de bons aiguillons.
Autre invariant dans le plaisir au travail et sans aucun doute celui qui remporte le plus de suffrages : la reconnaissance. Quel que soit le rôle joué dans une structure, se sentir unique et important au quotidien au sein d'une équipe ou dans une profession nourrit à coup sûr le plaisir de travailler. Ce sont tous les témoignages, en apparence anodins, que nous recevons ou nous nous donnons entre nous, et qui dépassent de loin la fonction ou le statut. C'est aussi la confiance que l'on place dans notre compétence, lorsque l'on est consulté et écouté.
Au travers de ces invariants apparaît clairement l'aspect collectif du travail qui nous place les uns les autres au coeur de relations multiples. Le partage en devient la clef de voûte, le sens guidant l'aventure humaine. Peu importe le niveau hiérarchique, si tout individu a la conviction que son action apporte quelque chose. S'il sait comment et combien par ses efforts, il contribue à l'atteinte des objectifs ou d'une cible.
Evidente dans les hautes sphères de direction, cette dimension essentielle du plaisir au travail reste cependant négligée par les managers eux-mêmes auprès de leurs équipes, oublieux d'expliquer et de démontrer à leurs collaborateurs ce qui est attendu et la place importante qu'ils occupent dans l'organisation. Contribuer à quelque chose de plus grand que soi alimente le sentiment d'appartenance à un collectif et génère de l'estime de soi. Rien n'est plus satisfaisant que de réaliser que notre opinion vaut quelque chose et que l'organisation ou le manager en tient compte. C'est sentir que l'on crée une différence.
"Donne à l'homme un pourquoi, il peut s'accommoder de tous les comment" disait Nietzsche. La plus grande des souffrances au travail aujourd'hui est d'avoir l'impression de faire quelque chose qui n'a pas de sens. Si le pourquoi du travail est bien évidemment celui de subvenir à ses besoins et ceux de sa famille, le pour quoi, c'est-à-dire dans quel objectif nous travaillons, est tout aussi nécessaire. Sans intention, ni direction, pas de motivation, donc aucun plaisir à la clef. C'est travailler dans un projet qui nous mobilise ou pour des gens inspirants, c'est aussi nourrir ses propres objectifs, par exemple d'apprentissage, ou de réalisation d'une mission que l'on s'est donné. Donner le meilleur de soi-même est donc une des façons les plus satisfaisantes d'alimenter son plaisir au travail. A condition de ne pas négliger de pourvoir aux besoins essentiels de la fameuse pyramide de Maslow. Celui de la sécurité et de l'environnement de travail ne sauraient être négligés. Tout comme le cadre (fonction bien structurée).
Ainsi un manager soucieux du plaisir de travailler pour lui-même et ses collaborateurs aura dans sa mallette une bonne dose d’intelligence émotionnelle, d’humilité, de courage et d’honnêteté et saura faire du pouvoir non pas un "pouvoir sur" (potestas) mais une "puissance de" (potentia), animé par beaucoup d’amour envers les personnes, les valeurs et l’organisation. Le management par le plaisir doit devenir une responsabilité partagée entre managers et collaborateurs, c’est un travail d’équipe qui sous-tend cette capacité à exprimer des ressentis, des émotions face à des activités enrichissantes et valorisantes. Et c’est au manager qu’il appartient de créer cet espace d’échanges et de discussion. Une sorte de philosophie du plaisir de travailler. Car si l’on oublie ce que nous nous sommes dit, ou ce que nous avons fait ensemble, jamais nous n’oublions comment nous nous sentons en présence de l’autre. En ce sens le plaisir au travail est enregistré dans notre cerveau émotionnel et non pas dans celui de l’intellect. C’est à travers ce vécu "vivant" que se développent les talents et la performance et non dans un bien-être de circonstance. Concilier performance économique et épanouissement personnel n’est pas contradictoire à la condition de ne pas faire l’impasse sur cette notion de plaisir, aiguillon du désir et donc de la motivation.
 




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