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Alain Touraine : un monde sans sociétés ?


Jeudi 19 Septembre 2013



« L'Histoire, sur tous les continents, est en retard sur elle-même. », avait récemment publié Alain Touraine sur son blog, à propos des révoltes en cours dans le monde arabe.



Alain Touraine : un monde sans sociétés ?
Ces évènements achèvent apparemment de convaincre le sociologue qu'une véritable mutation dans les rapports de l'individu à la société et au politique est en cours. Ils s'inscrivent dans la continuité d'un processus complexe, qui est amené, nous dit l'auteur, à nous diriger ni plus ni moins vers un monde sans sociétés.

Pour comprendre cette thèse, qu'Alain Touraine considère comme la consécration de son œuvre, il est impératif de saisir la lecture qu'il nous propose des conséquences socio-politiques de la crise financière. La crise de 2008 n'est que la suite, voire même une conséquence de celle de 1929, et consomme la rupture entre l'économie industrielle, le capitalisme financier, mais également le pouvoir politique.

La mondialisation, selon l'auteur, a eu pour conséquence de séparer de manière brutale le contrôle de l'économie, dont la finance se retrouve de fait dépositaire, et l'État. Les évènements de 2008 en sont la preuve. L'incapacité des acteurs financiers eux-mêmes à éviter ce type d'évènement montre par ailleurs combien il serait vain de se figurer que les acteurs politiques traditionnels, en premier lieu l'État, dont le pouvoir s'inscrit dans un cadre géographique donné, aient la capacité ou la volonté de s'opposer à ce pouvoir devenu global.

Ce processus a des conséquences sociales considérables. Face aux phénomènes de déclassement social et de paupérisation contre lesquels il ne peut a piori rien, l'individu se trouve, de fait, livré à lui-même. C'est précisément dans ce cadre que s'entend la pensée d'Alain Touraine : dès lors que les institutions sociales et politiques ne peuvent plus jouer leur rôle de protection de l'individu ou d'un groupe, le concept même de société, en tant qu'elle caractérise l'ensemble des interactions politiques entre les acteurs sociaux, disparaît. L'individu se voit désormais impérativement appelé à être considéré dans sa singularité. Est-ce pour autant un pas de plus vers un individualisme forcené, nous poussant de plus vers un état de nature hobbesien de « guerre de tous contre tous » ?

Loin s'en faut, selon l'auteur. La fin des sociétés et d'une certaine histoire n'empêche pas l'individu de se lancer dans ce qu'il nomme une « résistance éthique ». Cette résistance s'érige à la fois contre le pouvoir financier, mais aussi contre l'impuissance de l'État. L'individu est invité à se réaliser dans ce nouveau paradigme. « Puisque l'économie est au-dessus de la société, libérée de toute contrainte sociale, qui peut s'opposer au triomphe de l'argent ? Ce ne peut être une force sociale », explique ainsi Alain Touraine dans une interview de 2011.

Dans ces conditions, serait-ce la fin de la lutte des classes ? Des classes telles que nous les connaissions, oui. Mais de la lutte de l'individu pour ses droits et ceux des autres, certainement pas. L'individu ne peut dès à présent plus se limiter à être considéré comme simple partie d'un tout. Le mérite essentiel de la fin des sociétés est, paradoxalement, de procéder à l'accélération d'une prise de conscience civique de l'individu et, de manière plus générale, de produire de la citoyenneté.

La « résistance éthique » défendue par l'individu (au Caire, au Brésil, au Chili, en Espagne) se caractérise par l'ambition de défendre ses propres droits en même temps que ceux d'un groupe auquel il se voit de fait intégré. Mais ne nous méprenons pas ici : si c'est bien dans l'exercice de sa singularité que l'individu est amené à défendre celle des autres, le phénomène d'appartenance à un groupe tient bien plus à une communauté de valeur, une éthique commune, qu'à un statut social ou à une similitude de comportements politiques. La conduite de cette « résistance éthique » pousse l'individu à défendre ses droits, à les déclarer lui-même comme inaliénables et participer, selon Touraine, à les rendre universels.

Face aux nombres de bouleversements décrits par l'œuvre de ce sociologue annonçant lui-même la fin de sa discipline (dans la mesure où les outils traditionnels d'analyse sont désormais caducs), et dont La Fin des sociétés constitue la clef de voûte, on ne peut demeurer sans interrogations. Mais c'est précisément ce qu'il souhaite. Lors de ses dernières interventions, aux formes de testament intellectuel, il ne laisse rien transparaître d'autre que la farouche volonté de faire évoluer à la fois sa propre discipline, mais surtout le citoyen.

Ce qui sera très certainement l'ultime ouvrage d'Alain Touraine, au titre volontiers provocateur, est en réalité une invitation au questionnement et au débat sur l'évolution de notre temps et de notre rapport au politique et à l'économie, de l'aveu même de l'auteur :

« Je lance un appel dans tous les continents pour que s'écrivent les livres qui devraient venir après celui qui paraît maintenant, rédigés par des auteurs nouveaux ou renouvelés. Je souhaiterais qu'ils les écrivent à la manière des Cultures et des Histoires dans lesquelles ils ont appris à penser et à écrire. »




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