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Entretien avec Viatcheslav Avioutskii: le climat des affaires en Russie


La Rédaction
Jeudi 26 Avril 2012



Viatcheslav Avioutskii est spécialiste du monde russe. Docteur en Géopolitique et diplômé de l’Université Paris 8, il est aujourd’hui enseignant-chercheur à EDC Paris. Il y travaille notamment avec l’Observatoire et centre de recherche en entreprenariat (OCRE) où sa connaissance de l’ancien espace soviétique contribue à l’élaboration d’outils d’aide à la décision au service des dirigeants d’entreprises. Il répond, dans cette interview, à nos questions sur les évolutions du monde des affaires en Russie.



Entretien avec Viatcheslav Avioutskii: le climat des affaires en Russie
Quels changements constatez-vous dans la pratique des affaires en Russie au cours de ces dix dernières années?

Viatcheslav Avioutskii : Comme dans beaucoup d’autres pays en transition, la pratique des affaires en Russie se distingue considérablement de celle des pays développés. Tout d’abord, les affaires sont moins encadrées par les institutions formelles qu’en Occident. L’informel joue un rôle accru. À tel point, qu’on retrouve des relations ambigües et parfois troublantes et confuses entre les milieux d’affaires et les milieux politiques. Dans les années 1990, un groupe réduit d’individus a profité largement de ses liens privilégiés avec l’État et a réussi à s’approprier des actifs considérables au cours des privatisations parfois manipulées. Ces individus sont connus sous le nom d’oligarques dans l’espace postsoviétique. À l’époque d’Eltsine, ces oligarques intervenaient directement dans les affaires publiques et fixaient des règles et des normes à la place de l’État.

Depuis 10 ans toutefois, il y a eu un changement dans la pratique des affaires dans le sens que les businessmen autrefois puissants sur le plan politique ont été mis au pas et subissent désormais le pouvoir de l’administration étatique plutôt qu’ils ne la manipulent. Dans le même temps, on assiste à un renforcement des prérogatives de l’État dans l’économie nationale à travers la nationalisation de certains actifs et la création de corporations dirigées par le gouvernement dans plusieurs branches considérées comme stratégiques : aéronautique, aérospatiale, complexe militaro-industriel, chantiers navals. Un homme d’affaires européen doit prendre en compte cette dynamique, en commençant à travailler en Russie.

Y-a-t-il des particularités dans la culture des affaires russe que les entrepreneurs devraient également connaître avant de s’engager sur ce marché?

La culture des affaires russe est certainement influencée par le passé soviétique, encore récent. Les observateurs avaient coutume de dire que tout ce qui n’était pas interdit était obligatoire. En revanche, schématiquement de nos jours, tout ce qui n’est pas formellement interdit est considéré comme étant autorisé. La rigidité bureaucratique soviétique a conditionné une certaine méfiance de la part des entrepreneurs vis-à-vis de l’État considéré encore de nos jours comme étant hostile à l’ensemble de l’activité économique. Les entrepreneurs occidentaux qui travaillent en Russie doivent apprendre à gérer ce double paradoxe : l’intervention croissante de l’État dans le milieu des affaires et la méfiance de ce dernier vis-à-vis du premier.

Une autre particularité des hommes d’affaires russes est leur sentiment patriotique prononcé. Produit de l’histoire millénaire, ce sentiment est également à l’origine d’une fierté explicite des entrepreneurs russes qui n’apprécient pas toujours que l’on critique leur pays. Plus généralement, les Russes appartiennent à la civilisation slave-orthodoxe qui repose sur des valeurs collectivistes et communautaires à la différence des valeurs individuelles au centre de la civilisation occidentale. L’attachement national est donc plus fort dans ce pays qu’en France comparativement.

Par ailleurs, l’anglais et d’autres langues étrangères sont généralement peu ou mal parlés par la génération qui est actuellement aux affaires à la différence des jeunes entrepreneurs qui font souvent en partie leurs études en Occident et parlent aisément plusieurs langues étrangères. Notons également qu’une certaine défiance à l’égard de la loi conduit encore une partie l’entreprenariat russe à ne pas respecter les normes de base de l’éthique des affaires. Ainsi et notamment à l’occasion d’investissements et de projets de partenariat, il est préférable d’étudier plus particulièrement la personnalité de votre futur collaborateur et notamment sa réputation d’affaires pour ne pas avoir de surprise.

Le climat des affaires Russie est-il sûr pour les entrepreneurs étrangers en 2012?

Le climat des affaires est certainement moins sûr en Russie qu’en Occident, mais il est beaucoup plus sûr aujourd’hui qu’il y a quinze ans. D’abord, la violence systémique très présente dans la pratique des affaires disparait peu à peu. Au lieu d’impliquer le crime organisé, les hommes d’affaires font de plus en plus intervenir les avocats. Le système judiciaire est beaucoup plus sollicité pour le règlement des litiges que par le passé, même si ce système reste certainement très influençable et extrêmement bureaucratique.

À son arrivée au pouvoir en 2000, Vladimir Poutine a parlé de la reconstitution de l’État à travers la restauration de la « verticale du pouvoir » et l’introduction de la « dictature de la loi ». En 2008, Dmitri Medvedev a agi dans le même sens, en annonçant sa volonté de combattre la corruption et « le nihilisme juridique ». Certes, l’État s’est depuis renforcé, mais ce retour en force ne signifie pas forcément le changement radical. La Russie figure toujours en bas de classement des pays les plus corrompus du monde au même niveau que le Mozambique et la Guinée.

Malgré des améliorations, la pratique des affaires reste entachée par différents phénomènes inquiétants pour les investisseurs. La généralisation de « raids » en est un exemple. Ces raids sont les faits d’hommes d’affaires malhonnêtes qui manipulent le système judiciaire pour s’emparer des entreprises d’une manière illégale. Dans les années 2000, le nombre de raids en Russie était évalué à plusieurs dizaines de milliers, ce qui ne contribue certainement pas à la création d’un climat de confiance pour les investisseurs étrangers. Dans le cas de conflits entre les actionnaires par ailleurs, l’État russe soutient systématiquement les citoyens russes, comme ce fut le cas à l’occasion du conflit autour de TNK-BP, lorsque les dirigeants britanniques de la branche russe de cette entreprise se sont vus refuser leur carte de séjour et ont dû quitter la Russie. Ce ne sont là que des exemples et ils ne doivent pas conduire à exagérer l’appréciation du risque sécuritaire dans ce pays. Mais ils sont bien réels et tout à fait récurrents et appellent donc à la précaution.

Que peut-on attendre du retour à la Présidence de la Fédération de Russie le 7 mai 2012?

La continuité est toujours un bon signe pour les affaires. Finalement, la succession de Poutine en 2008 a été bien gérée et n’a pas provoqué de conflits économiques majeurs. Le retour de l’ancien président aux affaires devrait se faire également calmement. Les différences majeures par rapport à Medvedev seront toutefois liées à l’accentuation du retour de l’État dans les affaires et l’accroissement du secteur public dans l’industrie. En mai 2012, les experts attendent également un changement majeur dans le gouvernement. Apparemment, beaucoup de ministres seront remplacés ce qui est annonciateur de changements dans la politique gouvernementale.

L’acquittement des dirigeants de la compagnie de téléphonie mobile Evroset, arrêtés en 2008 pour enlèvement et extorsion de fond, traduit-il une rupture de la posture que l’État russe a héritée de Vladimir Poutine à l’égard des oligarques?

Déjà en 2000, Vladimir Poutine avait annoncé la suppression des oligarques comme classe. À mon sens, les récents évènements qui ont impliqué les dirigeants d’Evroset témoignent d’un assouplissement de cette politique plus que d’une véritable rupture. Les oligarques qui ont essayé de résister face au régime ont perdu totalement ou partiellement leurs actifs. Certains ont été – comme Berëzovski ou Goussinski – forcés à l’exil, d’autres emprisonnés – à l’instar de Khodorkovski –. Toutefois, la majeure partie d’entre eux a décidé de coopérer avec le gouvernement et a accepté de jouer des rôles secondaires comme par exemple, Roman Abramovitch. Les oligarques servent aujourd’hui les intérêts de l’État et sont devenus représentants à l’international des intérêts nationaux russes. En contrepartie, l’État a notamment aidé certains d’entre eux, en fournissant des aides et des crédits pendant la crise de 2008. Les pressions exercées contre eux s’inscrivent dans une politique de « patriotisme économique » selon les propres mots de Vladimir Poutine. À part quelques exceptions, ces pressions ne sont pas devenues systémiques. Aujourd’hui, une nouvelle classe d’oligarques a émergé. On les appelle « oligarques d’État ». Il s’agit des dirigeants de corporations publiques. À la différence des « oligarques privés » de l’ère Eltsine, ces « oligarques d’État » ne sont pas propriétaires formels des actifs, mais leur influence réelle dépasse largement celle des milliardaires russes figurant à la tête des classements des hommes les plus riches du pays.




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