Le temps des tribus (1)
Dans le contexte postmoderne, la tribu est une analogie utilisée par Michel Maffesoli pour décrire des microgroupes souvent instables issus d’une tension résultant de la massification qui caractérise les sociétés industrialisées : « La métaphore de la tribu, quant à elle, permet de rendre compte du processus de désindividualisation, de la saturation de la fonction qui lui est inhérente, et l’accentuation du rôle que chaque personne (persona) est appelée à jouer en son sein. Il est bien entendu que tout comme les masses sont en perpétuel grouillement, les tribus qui s’y cristallisent ne sont pas stables, les personnes composant ces tribus pouvant évoluer de l’une à l’autre (2) »
Des tribus se créent entre autres en réaction à l’anonymisation qu’entraîne la société de masse. L’aliénation que provoque cette dernière en pousse certains à désirer le giron protecteur d’un groupe pour retrouver un sentiment de bien-être et d’appartenance. La tribalisation s’accompagne donc d’un déclin de l’individualisme, caractéristique très marquée chez les baby-boomers, cette cohorte de personnes nées entre 1946 et 1964, qui ont développé une individualité très forte et qu’on a encouragées à réussir grâce à leurs qualités personnelles (3).
Déjà, en 1988, bien avant l’avènement des réseaux sociaux, Michel Maffesoli écrivait ce texte prémonitoire : « Il se trouve de plus que le sentiment d’appartenance tribal peut être conforté par le développement technologique. Parlant de la “galaxie électronique” A. Moles, avec quelques réticences il est vrai, suggère ce que pourrait être le “modèle d’un nouveau village global”. Et ce principalement grâce à l’interactivité sécrétée par ce modèle. En effet, potentiellement, le “câble”, les messageries informatiques (ludiques, érotiques, fonctionnelles, etc.) créent une matrice communicationnelle où apparaissent, se fortifient et meurent des groupes, aux configurations et aux objectifs divers ; groupes qui ne sont pas sans rappeler les archaïques structures des tribus et des clans villageois (4). Comme d’autres, Maffesoli a su voir dans les technologies de pointe contemporaines des modes de communication qui transformeraient les relations sociales.
« Face à son concurrent, BlackBerry, et de son image de téléphone des banquiers, des consultants et des patrons, l’iPhone a des allures de jouet pour adultes fans de la “touch attitude”. À chacun sa tribu (5) » Voilà qui décrit bien le phénomène des tribus dans le monde de la technologie mobile. Depuis le lancement du Macintosh, en janvier 1984, la société Apple s’est positionnée comme une entreprise qui pense différemment; d’ailleurs, avec son interface graphique, le Macintosh s’est révélé une révolution dans l’industrie de l’ordinateur personnel. La publicité télévisée pour le lancement de ce produit était elle aussi radicalement innovatrice ; présentée en grande première lors du dix-huitième Super Bowl, elle a fait les annales du monde publicitaire. Inspiré du roman 1984, de George Orwell, le clip présente le Macintosh comme l’outil qui libérera les masses de l’asservissement à Big Brother : « Le 24 janvier, Apple Computer lancera le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme “1984” (6).
Des tribus se créent entre autres en réaction à l’anonymisation qu’entraîne la société de masse. L’aliénation que provoque cette dernière en pousse certains à désirer le giron protecteur d’un groupe pour retrouver un sentiment de bien-être et d’appartenance. La tribalisation s’accompagne donc d’un déclin de l’individualisme, caractéristique très marquée chez les baby-boomers, cette cohorte de personnes nées entre 1946 et 1964, qui ont développé une individualité très forte et qu’on a encouragées à réussir grâce à leurs qualités personnelles (3).
Déjà, en 1988, bien avant l’avènement des réseaux sociaux, Michel Maffesoli écrivait ce texte prémonitoire : « Il se trouve de plus que le sentiment d’appartenance tribal peut être conforté par le développement technologique. Parlant de la “galaxie électronique” A. Moles, avec quelques réticences il est vrai, suggère ce que pourrait être le “modèle d’un nouveau village global”. Et ce principalement grâce à l’interactivité sécrétée par ce modèle. En effet, potentiellement, le “câble”, les messageries informatiques (ludiques, érotiques, fonctionnelles, etc.) créent une matrice communicationnelle où apparaissent, se fortifient et meurent des groupes, aux configurations et aux objectifs divers ; groupes qui ne sont pas sans rappeler les archaïques structures des tribus et des clans villageois (4). Comme d’autres, Maffesoli a su voir dans les technologies de pointe contemporaines des modes de communication qui transformeraient les relations sociales.
« Face à son concurrent, BlackBerry, et de son image de téléphone des banquiers, des consultants et des patrons, l’iPhone a des allures de jouet pour adultes fans de la “touch attitude”. À chacun sa tribu (5) » Voilà qui décrit bien le phénomène des tribus dans le monde de la technologie mobile. Depuis le lancement du Macintosh, en janvier 1984, la société Apple s’est positionnée comme une entreprise qui pense différemment; d’ailleurs, avec son interface graphique, le Macintosh s’est révélé une révolution dans l’industrie de l’ordinateur personnel. La publicité télévisée pour le lancement de ce produit était elle aussi radicalement innovatrice ; présentée en grande première lors du dix-huitième Super Bowl, elle a fait les annales du monde publicitaire. Inspiré du roman 1984, de George Orwell, le clip présente le Macintosh comme l’outil qui libérera les masses de l’asservissement à Big Brother : « Le 24 janvier, Apple Computer lancera le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme “1984” (6).
Crédit: Wikipedia
Depuis, l’achat et l’utilisation des produits de cette marque sont « une forme de rébellion, une façon d’être différent, de se singulariser du monde normatif Microsoft (7)» ; leurs utilisateurs se voient donc comme des personnes au « caractère alternatif » appartenant à une tribu élitiste, mais « une élite bienveillante, douce, modeste, créative ». Certains se voient même investis de la mission de propager la bonne parole et de recruter d’autres adeptes : « Je suis devenu Apple maniaque en découvrant mon premier iBook. Pendant huit ans, j’ai été accro. J’ai évangélisé et converti ma famille, mes proches. Apple était alors l’entreprise qui pensait différemment, qui innovait, à l’image de son slogan “Think different" (8)».
Les utilisateurs de produits de marque Apple forment un groupe affinitaire, une tribu. Puisque l’achat et l’utilisation d’un iPhone répondent à un désir d’appartenir à ce groupe, il va de soi que les attentes relationnelles jouent un rôle de premier plan dans l’achat de ce produit. Dans la sphère commerciale, l’attente relationnelle a trait aux interactions entre deux ou plusieurs personnes, dans la perspective de l’achat, de l’usage, voire de la simple possession d’un produit ; le désir d’appartenance à un groupe affinitaire est donc lié à ce type d’attente.
Le lancement de l’iPhone 5 nous fournit un bel exemple de comportement tribal : à Berlin, Bruxelles, Londres, Los Angeles, Montréal, New York, Paris, Sydney, Tokyo, Toronto, Vancouver, des milliers de personnes ont élu domicile, certains pendant plusieurs jours, devant l’Apple Store local pour être parmi les premiers à mettre la main sur l’objet de leurs rêves. Bien sûr, il y a auparavant de la part du fabricant une stratégie de marketing tribal propre à un système destiné à faire consommer.
Bien peu d’entreprises peuvent se targuer de provoquer un engouement tel pour un produit qu’un groupe de personnes accepte de faire le pied de grue pendant des heures, sinon des jours, pour avoir le privilège d’acheter un objet. Leur motivation dépasse de toute évidence le simple désir de consommer. Plus qu’une mode, l’utilisation, voire la simple possession du produit s’inscrit dans une logique de participation à une foi semblable à celle qu’appliquent les gourous dans la plupart des sectes; aux yeux des non-initiés, ces comportements apparaissent irrationnels. C’est d’ailleurs ce qui a fait dire avec raison à un chroniqueur technologique, « les gens n’achètent pas l’iPhone pour toutes les fonctionnalités. Ils l’achètent pour toutes ces raisons bizarres, irrationnelles, émotives, exaspérantes qui rendent les yeux des gens vitreux (9) ».
Ce qui précède démontre indubitablement le rôle de premier plan qu’ont joué et jouent encore les technologies, en particulier celles mobiles, sur l’évolution de la société de consommation en société d’hyperconsommation, puis en société de consumation, organisée au sein d’un système de consumation. Ce système est-il globalisé? Quelles en sont les dérives?
(1) Ce titre est emprunté au livre de Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988.
(2) bid., p. 15.
(3) J. F. Engel, R. D. Blackwell et P. W. Miniard, Consumer Behavior, Fort Worth ( Tx ), Dryden Press, 1995 ( 8e éd. ), p. 722.
(4) M. Maffesoli, Le temps des tribus, op. cit., p. 210.
(5) S. Blanchard, « L’iPhonemania », Le Monde, 27 mai 2009.
(6) Le Monde informatique : http://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-le-macintosh-fete-son-25e-anniversaire-27918.html
On peut visionner le clip publicitaire en suivant cet hyperlien : http://www.youtube.com/watch ?v=OYecfV3ubP8
(7) « Anciens Apple maniaques, ils ont décroché », Le Monde, 19 octobre 2012.
(8) Ibid.
(9) C. Matyszczyk, « Samsung attacks iPhone 5 in new ad », CNET : http://news.cnet.com/8301-17852_3-57513628-71/samsung-attacks-iphone-5-in-new-ad
Les utilisateurs de produits de marque Apple forment un groupe affinitaire, une tribu. Puisque l’achat et l’utilisation d’un iPhone répondent à un désir d’appartenir à ce groupe, il va de soi que les attentes relationnelles jouent un rôle de premier plan dans l’achat de ce produit. Dans la sphère commerciale, l’attente relationnelle a trait aux interactions entre deux ou plusieurs personnes, dans la perspective de l’achat, de l’usage, voire de la simple possession d’un produit ; le désir d’appartenance à un groupe affinitaire est donc lié à ce type d’attente.
Le lancement de l’iPhone 5 nous fournit un bel exemple de comportement tribal : à Berlin, Bruxelles, Londres, Los Angeles, Montréal, New York, Paris, Sydney, Tokyo, Toronto, Vancouver, des milliers de personnes ont élu domicile, certains pendant plusieurs jours, devant l’Apple Store local pour être parmi les premiers à mettre la main sur l’objet de leurs rêves. Bien sûr, il y a auparavant de la part du fabricant une stratégie de marketing tribal propre à un système destiné à faire consommer.
Bien peu d’entreprises peuvent se targuer de provoquer un engouement tel pour un produit qu’un groupe de personnes accepte de faire le pied de grue pendant des heures, sinon des jours, pour avoir le privilège d’acheter un objet. Leur motivation dépasse de toute évidence le simple désir de consommer. Plus qu’une mode, l’utilisation, voire la simple possession du produit s’inscrit dans une logique de participation à une foi semblable à celle qu’appliquent les gourous dans la plupart des sectes; aux yeux des non-initiés, ces comportements apparaissent irrationnels. C’est d’ailleurs ce qui a fait dire avec raison à un chroniqueur technologique, « les gens n’achètent pas l’iPhone pour toutes les fonctionnalités. Ils l’achètent pour toutes ces raisons bizarres, irrationnelles, émotives, exaspérantes qui rendent les yeux des gens vitreux (9) ».
Ce qui précède démontre indubitablement le rôle de premier plan qu’ont joué et jouent encore les technologies, en particulier celles mobiles, sur l’évolution de la société de consommation en société d’hyperconsommation, puis en société de consumation, organisée au sein d’un système de consumation. Ce système est-il globalisé? Quelles en sont les dérives?
(1) Ce titre est emprunté au livre de Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988.
(2) bid., p. 15.
(3) J. F. Engel, R. D. Blackwell et P. W. Miniard, Consumer Behavior, Fort Worth ( Tx ), Dryden Press, 1995 ( 8e éd. ), p. 722.
(4) M. Maffesoli, Le temps des tribus, op. cit., p. 210.
(5) S. Blanchard, « L’iPhonemania », Le Monde, 27 mai 2009.
(6) Le Monde informatique : http://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-le-macintosh-fete-son-25e-anniversaire-27918.html
On peut visionner le clip publicitaire en suivant cet hyperlien : http://www.youtube.com/watch ?v=OYecfV3ubP8
(7) « Anciens Apple maniaques, ils ont décroché », Le Monde, 19 octobre 2012.
(8) Ibid.
(9) C. Matyszczyk, « Samsung attacks iPhone 5 in new ad », CNET : http://news.cnet.com/8301-17852_3-57513628-71/samsung-attacks-iphone-5-in-new-ad
Benoit Duguay est professeur titulaire à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM, où il oeuvre depuis 2003, et chercheur à la Chaire de relations publiques et communication marketing. Il a précédemment fait carrière en ventes et marketing, principalement dans l’industrie informatique, au sein de sociétés multinationales et de petites et moyennes entreprises.
Il est notamment l'auteur de Consommation et nouvelles technologies (2009), Consommation et luxe (2007) et Consommation et image de soi (2005). Son dernier ouvrage Consommer, consumer. Dérives de la consommation (2014), paru aux Editions Liber, fait l'historique de la société de consommation et étudie en détail ce que l'auteur dépeint comme la "société de consumation". Au delà de cette analyse, Benoit Duguay nous invite à une réflexion autour de notre société de l'excès.
Il est notamment l'auteur de Consommation et nouvelles technologies (2009), Consommation et luxe (2007) et Consommation et image de soi (2005). Son dernier ouvrage Consommer, consumer. Dérives de la consommation (2014), paru aux Editions Liber, fait l'historique de la société de consommation et étudie en détail ce que l'auteur dépeint comme la "société de consumation". Au delà de cette analyse, Benoit Duguay nous invite à une réflexion autour de notre société de l'excès.