Article d'Anton Brender, Florence Pisani et Emile Gagna publié dans la Revue des affaires n°4
En moins d’un demi-siècle, les banques centrales des pays développés ont réussi à maîtriser le risque inflationniste lié à une émission monétaire détachée de toute rareté « exogène ». En même temps, les systèmes financiers ont connu une évolution considérable sans que la même attention leur soit accordée. Or, si en maniant leurs taux directeurs, les banques centrales peuvent tenter de régler le rythme de progression de l’activité, elles ne décident pas de la nature des dépenses qui répondent à ces mouvements : celle-ci dépend des systèmes financiers par lesquels ces mouvements se transmettent.
Dans la mesure où les structures et les pratiques financières diffèrent sensiblement d’une économie à l’autre, la manière dont la dépense des agents domestiques répond est loin d’être toujours la même. Une baisse des taux doit en principe inciter les entreprises à passer commande de nouveaux équipements, voire à construire de nouvelles usines. Elle peut également en aider certaines à financer un accroissement de leurs stocks. Mais elle peut aussi bien inciter les ménages à avancer des dépenses importantes : ils emprunteront pour acheter la voiture ou la maison qu’ils pensaient acheter plus tard et pourront contribuer ce faisant à rapprocher l’économie de son niveau de plein emploi. Il faudra toutefois pour cela que l’organisation du système financier rende ce type d’emprunts possible. Avant d’examiner la manière dont la dépense privée répond, dans les économies développées, aux mouvements des taux directeurs, il faut rappeler comment ces mouvements se répercutent au sein des différents compartiments des systèmes financiers complexes dont ces économies sont dotées.
La transmission du mouvement des taux directeurs
Les banques sont, on vient de le voir, au cœur de la circulation monétaire. Elles sont loin toutefois d’être le seul support de la circulation financière : cette circulation peut emprunter des canaux multiples et divers. Des transactions financières « directes » sont bien sûr possibles. Celui qui veut dépenser moins qu’il ne gagne, peut prêter directement à celui qui veut dépenser plus. Il faudra pour cela qu’un certain nombre de conditions soient remplies. Comme pour un troc ordinaire, une coïncidence doit d’abord exister entre les besoins des participants : si l’un cherche un crédit pour quelques années et l’autre un placement pour quelques mois, ils ne pourront pas faire affaire ! De même si l’un veut emprunter des millions d’euros et l’autre en placer quelques centaines. Supposons la coïncidence des besoins assurée. Pour qu’une transaction ait effectivement lieu, il faudra aussi que le prêteur accepte de prendre des risques. Un risque de liquidité d’abord : si le prêt est fait pour un an, le prêteur prend le risque d’avoir besoin de cette somme d’ici là. À ce risque s’ajoute ensuite un risque de crédit : si l’emprunteur ne rembourse pas la somme prêtée, le prêteur perdra tout ou partie de son placement. Si l’aversion au risque des agents non financiers est élevée, le développement de transactions directes sera fortement entravé. Le rôle des marchés et plus généralement du système financier est de lever, en partie au moins, ces obstacles à la circulation financière.
Sur le marché obligataire, une entreprise peut ainsi lancer un emprunt de plusieurs centaines de millions d’euros auquel un grand nombre de prêteurs pourront souscrire, chacun pour des montants différents. En outre, les titres acquis pouvant à tout moment être cédés sur ce même marché, la prise du risque de liquidité, mais aussi de crédit en est facilitée. De ce point de vue, la Bourse a un rôle identique : les entreprises peuvent y trouver plus facilement les capitaux propres dont elles ont besoin. Sans marché boursier, ces capitaux doivent être apportés par l’entrepreneur lui-même ou par des investisseurs qu’il aura convaincus de partager avec lui les risques (et éventuellement les profits) de son entreprise. L’existence d’une Bourse sur laquelle des actions peuvent être émises et négociées réduit là encore, pour celui qui les acquiert, le risque de liquidité et permet de faire porter les risques associés à l’activité même de l’entreprise par un grand nombre d’actionnaires qu’elle peut ne pas connaître et qui pourront changer. L’intervention d’un intermédiaire est une manière plus puis- sante encore de lever les obstacles liés à l’aversion au risque des agents non financiers et à l’absence de coïncidence de leurs besoins. La banque de notre village en donne un bon exemple. S’ils trouvaient à se financer à un terme relativement long, certains villageois seraient prêts à emprunter pour investir dans leur entreprise, et, s’ils n’avaient pas à prendre les risques impliqués, d’autres seraient prêts à dégager l’épargne nécessaire pour les financer. En prenant tout ou partie de ces risques à leur place, la banque et plus généralement les intermédiaires financiers peuvent permettre à nos villageois d’accéder aux placements et aux financements qu’ils recherchent.
Au cours des dernières décennies, le « menu » des placements et les modes de financement se sont considérablement élargis. Les entreprises peuvent ainsi placer leur trésorerie en dépôts ou en titres à court terme ; elles peuvent faire appel aux banques ou aux marchés, à court terme pour financer l’accroissement de leurs stocks et à plus long terme pour financer leurs investissements en capital fixe ou leurs acquisitions. Elles peuvent trouver sur les marchés boursiers, mais aussi auprès d’un nombre toujours croissant d’opérateurs spécialisés, les capitaux propres dont elles ont besoin pour se développer…
Les ménages peuvent laisser sur leurs comptes courants leurs encaisses de transaction et placer leur « épargne longue » sur des comptes de types toujours plus variés, mais aussi auprès d’assureurs ou de fonds de pension ou bien encore directement sur les marchés. Ils peuvent emprunter à court terme pour financer des achats de biens durables, voire un déficit de trésorerie, et à plus long terme pour financer leurs études ou acheter un logement. Malgré des développements communs, les systèmes financiers des différentes économies développées sont toutefois loin d’être les mêmes (encadré). Le poids des marchés, la nature des intermédiaires, celle des crédits accordés et des placements proposés diffèrent souvent : la transmission de la politique monétaire a donc toute chance de suivre, dans chacune, des voies elles aussi différentes. En maniant ses taux directeurs, une banque centrale affectera néanmoins toujours, plus ou moins rapidement et plus ou moins mécaniquement, l’ensemble des taux d’intérêt affichés au sein de son système financier.
Pour comprendre le mécanisme de cet ajustement, partons du bilan d’une banque semblable à celle de notre village. Si la banque centrale monte ses taux, le coût des refinancements dont notre banque a besoin pour faire face à ses obligations de réserves (et à la demande de billets) augmentera. Pour essayer de contenir cette hausse, elle incitera ceux de ses clients qui ont laissé une épargne un peu longue sur des comptes courants (ou la détiennent chez eux sous forme de billets) à la placer sur des comptes d’épargne (pour lesquels la banque n’a pas, on le suppose, d’obligation de réserves). Elle augmentera pour cela la rémunération de ses comptes d’épargne et elle répercutera, pour une part au moins, cette hausse sur le taux des prêts qu’elle distribue : le coût du crédit bancaire augmentera. Mais l’ajustement ne s’arrête pas là. Si les comptes d’épargne, considérés comme sans risque de taux d’intérêt, sont mieux rémunérés, ceux qui acceptent de prendre ce risque en plaçant directement sur le marché obligataire pourraient cesser de le faire : le taux des emprunts obligataires va, lui aussi, augmenter…
La hausse des taux directeurs de la banque centrale provoque ainsi une réaction en chaîne qui pousse normalement à la hausse les taux de l’ensemble des placements et des crédits proposés par le système financier. Les cours de Bourse seront eux aussi affectés. Les taux obligataires servent en effet à calculer la valeur actuelle des dividendes que verseront demain les entreprises : toutes choses égales par ailleurs, s’ils montent, le cours des actions baissera. Au total, on le voit, un mouvement des taux directeurs se répercutera au sein de l’ensemble du système financier. Cette répercussion ne sera toutefois jamais purement mécanique : elle sera fonction de la structure de ce système et du comportement des unités qui le composent. La manière dont la politique monétaire affecte l’économie en dépendra largement.
L’idée communément reçue est qu’une hausse des taux incite les entreprises à investir moins et les ménages à épargner plus, et qu’une baisse a les effets contraires. Dans beaucoup de modèles macroéconomiques, y compris ceux utilisés par les banques centrales des grandes économies développées, l’investissement des entreprises est ainsi un maillon important, parfois même le principal, de la transmission de la politique monétaire. L’observation empirique, on va le voir maintenant, conduit pourtant à des conclusions plus nuancées. La réponse immédiate des entreprises aux impulsions de la politique monétaire est généralement faible. Celle des ménages est en revanche, dans certains pays au moins, nettement plus marquée. Elle passe toutefois beaucoup plus par leur comportement d’endettement que de placements. Dans une large mesure, la politique monétaire règle, depuis quelques décennies, la conjoncture des économies occidentales en jouant sur le rythme de l’endettement des ménages de quelques pays.
En moins d’un demi-siècle, les banques centrales des pays développés ont réussi à maîtriser le risque inflationniste lié à une émission monétaire détachée de toute rareté « exogène ». En même temps, les systèmes financiers ont connu une évolution considérable sans que la même attention leur soit accordée. Or, si en maniant leurs taux directeurs, les banques centrales peuvent tenter de régler le rythme de progression de l’activité, elles ne décident pas de la nature des dépenses qui répondent à ces mouvements : celle-ci dépend des systèmes financiers par lesquels ces mouvements se transmettent.
Dans la mesure où les structures et les pratiques financières diffèrent sensiblement d’une économie à l’autre, la manière dont la dépense des agents domestiques répond est loin d’être toujours la même. Une baisse des taux doit en principe inciter les entreprises à passer commande de nouveaux équipements, voire à construire de nouvelles usines. Elle peut également en aider certaines à financer un accroissement de leurs stocks. Mais elle peut aussi bien inciter les ménages à avancer des dépenses importantes : ils emprunteront pour acheter la voiture ou la maison qu’ils pensaient acheter plus tard et pourront contribuer ce faisant à rapprocher l’économie de son niveau de plein emploi. Il faudra toutefois pour cela que l’organisation du système financier rende ce type d’emprunts possible. Avant d’examiner la manière dont la dépense privée répond, dans les économies développées, aux mouvements des taux directeurs, il faut rappeler comment ces mouvements se répercutent au sein des différents compartiments des systèmes financiers complexes dont ces économies sont dotées.
La transmission du mouvement des taux directeurs
Les banques sont, on vient de le voir, au cœur de la circulation monétaire. Elles sont loin toutefois d’être le seul support de la circulation financière : cette circulation peut emprunter des canaux multiples et divers. Des transactions financières « directes » sont bien sûr possibles. Celui qui veut dépenser moins qu’il ne gagne, peut prêter directement à celui qui veut dépenser plus. Il faudra pour cela qu’un certain nombre de conditions soient remplies. Comme pour un troc ordinaire, une coïncidence doit d’abord exister entre les besoins des participants : si l’un cherche un crédit pour quelques années et l’autre un placement pour quelques mois, ils ne pourront pas faire affaire ! De même si l’un veut emprunter des millions d’euros et l’autre en placer quelques centaines. Supposons la coïncidence des besoins assurée. Pour qu’une transaction ait effectivement lieu, il faudra aussi que le prêteur accepte de prendre des risques. Un risque de liquidité d’abord : si le prêt est fait pour un an, le prêteur prend le risque d’avoir besoin de cette somme d’ici là. À ce risque s’ajoute ensuite un risque de crédit : si l’emprunteur ne rembourse pas la somme prêtée, le prêteur perdra tout ou partie de son placement. Si l’aversion au risque des agents non financiers est élevée, le développement de transactions directes sera fortement entravé. Le rôle des marchés et plus généralement du système financier est de lever, en partie au moins, ces obstacles à la circulation financière.
Sur le marché obligataire, une entreprise peut ainsi lancer un emprunt de plusieurs centaines de millions d’euros auquel un grand nombre de prêteurs pourront souscrire, chacun pour des montants différents. En outre, les titres acquis pouvant à tout moment être cédés sur ce même marché, la prise du risque de liquidité, mais aussi de crédit en est facilitée. De ce point de vue, la Bourse a un rôle identique : les entreprises peuvent y trouver plus facilement les capitaux propres dont elles ont besoin. Sans marché boursier, ces capitaux doivent être apportés par l’entrepreneur lui-même ou par des investisseurs qu’il aura convaincus de partager avec lui les risques (et éventuellement les profits) de son entreprise. L’existence d’une Bourse sur laquelle des actions peuvent être émises et négociées réduit là encore, pour celui qui les acquiert, le risque de liquidité et permet de faire porter les risques associés à l’activité même de l’entreprise par un grand nombre d’actionnaires qu’elle peut ne pas connaître et qui pourront changer. L’intervention d’un intermédiaire est une manière plus puis- sante encore de lever les obstacles liés à l’aversion au risque des agents non financiers et à l’absence de coïncidence de leurs besoins. La banque de notre village en donne un bon exemple. S’ils trouvaient à se financer à un terme relativement long, certains villageois seraient prêts à emprunter pour investir dans leur entreprise, et, s’ils n’avaient pas à prendre les risques impliqués, d’autres seraient prêts à dégager l’épargne nécessaire pour les financer. En prenant tout ou partie de ces risques à leur place, la banque et plus généralement les intermédiaires financiers peuvent permettre à nos villageois d’accéder aux placements et aux financements qu’ils recherchent.
Au cours des dernières décennies, le « menu » des placements et les modes de financement se sont considérablement élargis. Les entreprises peuvent ainsi placer leur trésorerie en dépôts ou en titres à court terme ; elles peuvent faire appel aux banques ou aux marchés, à court terme pour financer l’accroissement de leurs stocks et à plus long terme pour financer leurs investissements en capital fixe ou leurs acquisitions. Elles peuvent trouver sur les marchés boursiers, mais aussi auprès d’un nombre toujours croissant d’opérateurs spécialisés, les capitaux propres dont elles ont besoin pour se développer…
Les ménages peuvent laisser sur leurs comptes courants leurs encaisses de transaction et placer leur « épargne longue » sur des comptes de types toujours plus variés, mais aussi auprès d’assureurs ou de fonds de pension ou bien encore directement sur les marchés. Ils peuvent emprunter à court terme pour financer des achats de biens durables, voire un déficit de trésorerie, et à plus long terme pour financer leurs études ou acheter un logement. Malgré des développements communs, les systèmes financiers des différentes économies développées sont toutefois loin d’être les mêmes (encadré). Le poids des marchés, la nature des intermédiaires, celle des crédits accordés et des placements proposés diffèrent souvent : la transmission de la politique monétaire a donc toute chance de suivre, dans chacune, des voies elles aussi différentes. En maniant ses taux directeurs, une banque centrale affectera néanmoins toujours, plus ou moins rapidement et plus ou moins mécaniquement, l’ensemble des taux d’intérêt affichés au sein de son système financier.
Pour comprendre le mécanisme de cet ajustement, partons du bilan d’une banque semblable à celle de notre village. Si la banque centrale monte ses taux, le coût des refinancements dont notre banque a besoin pour faire face à ses obligations de réserves (et à la demande de billets) augmentera. Pour essayer de contenir cette hausse, elle incitera ceux de ses clients qui ont laissé une épargne un peu longue sur des comptes courants (ou la détiennent chez eux sous forme de billets) à la placer sur des comptes d’épargne (pour lesquels la banque n’a pas, on le suppose, d’obligation de réserves). Elle augmentera pour cela la rémunération de ses comptes d’épargne et elle répercutera, pour une part au moins, cette hausse sur le taux des prêts qu’elle distribue : le coût du crédit bancaire augmentera. Mais l’ajustement ne s’arrête pas là. Si les comptes d’épargne, considérés comme sans risque de taux d’intérêt, sont mieux rémunérés, ceux qui acceptent de prendre ce risque en plaçant directement sur le marché obligataire pourraient cesser de le faire : le taux des emprunts obligataires va, lui aussi, augmenter…
La hausse des taux directeurs de la banque centrale provoque ainsi une réaction en chaîne qui pousse normalement à la hausse les taux de l’ensemble des placements et des crédits proposés par le système financier. Les cours de Bourse seront eux aussi affectés. Les taux obligataires servent en effet à calculer la valeur actuelle des dividendes que verseront demain les entreprises : toutes choses égales par ailleurs, s’ils montent, le cours des actions baissera. Au total, on le voit, un mouvement des taux directeurs se répercutera au sein de l’ensemble du système financier. Cette répercussion ne sera toutefois jamais purement mécanique : elle sera fonction de la structure de ce système et du comportement des unités qui le composent. La manière dont la politique monétaire affecte l’économie en dépendra largement.
L’idée communément reçue est qu’une hausse des taux incite les entreprises à investir moins et les ménages à épargner plus, et qu’une baisse a les effets contraires. Dans beaucoup de modèles macroéconomiques, y compris ceux utilisés par les banques centrales des grandes économies développées, l’investissement des entreprises est ainsi un maillon important, parfois même le principal, de la transmission de la politique monétaire. L’observation empirique, on va le voir maintenant, conduit pourtant à des conclusions plus nuancées. La réponse immédiate des entreprises aux impulsions de la politique monétaire est généralement faible. Celle des ménages est en revanche, dans certains pays au moins, nettement plus marquée. Elle passe toutefois beaucoup plus par leur comportement d’endettement que de placements. Dans une large mesure, la politique monétaire règle, depuis quelques décennies, la conjoncture des économies occidentales en jouant sur le rythme de l’endettement des ménages de quelques pays.