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Temps et histoire: l'objectivité à l'épreuve de l'instantanéité?


Kristoffer Garribo
Mercredi 13 Juin 2012



On dit souvent de l'histoire qu'elle est écrite par les vainqueurs. Aujourd'hui, elle s'écrit aussi sur les blogs, dans les dépêches de presse à tout-va, et sur Twitter. La société de l'urgence abolit toute forme de point de vue distancié, à l'heure où les NTIC tolèrent mal les délais. Rapidité et précipitation sont les deux tranchants antagonistes de l'instantanéité. Quel impact cette "accélération du temps" aura-t-elle sur le regard qu'on porte à l'histoire?



Quelles sont les preuves dont jouira plus tard l'historien sinon, essentiellement, des traces numériques? Comment la recherche en histoire va-t-elle évoluer, face au déferlement d'informations "chaudes", brutes, parfois lapidaires véhiculées sur le web ? "Nous attendons de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient", écrivait Paul Ricoeur dans un ouvrage intitulé "Histoire et Vérité", paru seulement dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale. "L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict: est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre." Mais est-il possible, à l'heure du "tout instantané", de circonscrire avec précision ce qui appartient à l'histoire et exerce une quelconque influence sur son déroulement? Est-il vraiment possible de dégager un consensus sur "le vrai" à court terme, aussi méthodiquement élaboré soit-il? Ces questions sont aujourd'hui vivement débattues en philosophie de l'histoire. 

Temps et histoire: l'objectivité à l'épreuve de l'instantanéité?

Histoire et objectivité

En son temps, Hegel fut probablement le philosophe qui décrivit l'Histoire de la façon la plus pragmatique qui soit, lui qui y voyait une sorte de "tribunal" dans l'enceinte duquel les sociétés "comparaissent dans le mouvement général de l'esprit qui se réalise", et prennent ainsi connaissance de soi. Mais voilà qui soulève un problème de fond: l'histoire est-elle forcément subjective, appréciée par chaque société en fonction de l'ère du temps? L'histoire n'est pas une science dure, mais humaine: sa solidité reste tributaire de la déontologie de l'historien. Fort heureusement, le positivisme a-t-il dominé les courants de la pensée occidentale depuis le XIXème siècle, éloignant du champ de la recherche en histoire toute approche métaphysique ou intuitive du déroulement des faits. Par exemple, de nombreuses recherches sur la première guerre mondiale ont exclu de leur champ d'investigation les témoignages de soldats, supposés insuffisamment exacts compte tenu des terribles conditions de vie dans les tranchées.  
 
A contrario, l'histoire ne se cantonne pas à dresser un portrait purement factuel, désorganisé et "froid" du temps; son apport essentiel réside dans l'explication des liens de causalité qui ordonnancent les évènements et influencent leurs trajectoires dans le temps. Retenir et comprendre les mécanismes - et donc les enseignements - de l'histoire, c'est un peu se mettre en capacité d'évaluer l'impact de ses décisions futures. De ce point de vue, l'étude de l'histoire ancienne ne semble pas vraiment poser de problème. La préoccupation majeure de l'historien, de nos jours, c'est de trouver le moyen le mieux adapté à une observation rigoureuse de l'histoire dite "immédiate" tandis que la nature même de l'information est en train de muer. Comment qualifier la pertinence d'une "source d'information" sous le règne de la blogosphère, des réseaux sociaux et de l'hyperconcurrence médiatique? C'est une question qui est, peut-être plus que jamais, d'actualité. Aujourd'hui, il arrive que des dépêches d'agences de presse soient fondées sur de simples tweets.
 
Cette interrogation de fond est indispensable pour esquiver l'écueil du "trop vite ", tant redouté par Jean-Louis Servan Schreiber: "imaginez que vous soyez dans une voiture, la nuit, et que plus elle accélère, plus la portée des phares diminue. Resteriez-vous dans cette voiture?" Cette métaphore prévaut aujourd'hui pour l'historien, obligé de travailler par tâtonnement dans une société de réactivité et d'urgence.

Temps et histoire: l'objectivité à l'épreuve de l'instantanéité?

Histoire et nouvelles technologies de l'information et de la communication

Dès lors, à partir de quand peut-on, avec tout le recul nécessaire, observer, décrire un évènement, et commencer à écrire l'Histoire? De façon sous-jacente, quelle responsabilité de l'historien ce contexte induit-il, face à la multiplicité des usages qui peuvent découler de sa modélisation du monde? François Bédarida, à ce propos, écrit : "La discipline historique ne se contente pas de transmettre du savoir, mais également véhicule des valeurs, elle bénéficie d'une véritable autorité morale". Ainsi, "l'historien, en tant qu'agent primordial de la formation de la conscience historique de ses contemporains, apparaît investi d'une mission, poursuit-il. N'est-ce pas lui qui pour une large part fournit les clefs de lecture nécessaires à la compréhension aussi bien du présent que du passé ?" On y perçoit un souci de justesse, partagé par Arnaud Nourry, le dirigeant d'Hachette Livre, et soulevé explicitement lors de son discours devant le Pen Club American Center en 2011, tandis qu'il expliquait la responsabilité intellectuelle de l'éditeur:  "en cette époque de numérique-roi, le temps est notre allié et devrait être considéré comme un avantage compétitif, et non comme un handicap. Car crées dans le temps long, seuls les livres rendent justice à la complexité, aux nuances et aux émotions qui sont le propre de l’Homme." La prise en compte de la complexité est un élément d'autant plus important que Jean Stengers, pour sa part, rappelle "la responsabilité sociale inséparable du métier même que pratique l'historien". Pourtant, Stengers reconnaît également que, confronté à l'histoire immédiate, l'historien "s'identifie au maximum au corps social en mouvement et devient ainsi lui-même un élément du changement (...) Tout cela est infiniment complexe. La complexité vient notamment du fait que nous sommes sur le terrain de la morale en société". Le recul historique est-il pour autant le seul gage d'objectivité?
 
Sur ce point, même le temps long reste confronté à l'épreuve de la subjectivité. François Bédarida attire ainsi l'attention sur le fait que "Chaque chercheur doit être conscient de ce danger multiforme de réutilisation symbolique, de récupération, sinon de détournement, tant sont nombreuses les distorsions, même dans le cas d'historiens dits scientifiques". Et d'expliquer: "Si les usages de l'histoire sont aussi multiples, c'est que celle-ci est destinée à répondre aux interrogations du temps présent." Or, ne sont-ce pas précisément ces interrogations du temps présent qui incitent à la précipitation, à une époque où l'information est disponible partout, tout de suite? Le président d'Hachette déplore à ce sujet que, de nos jours, "la priorité est donnée à la rapidité plutôt qu’à la précision ou à l’objectivité, chaque expéditeur voulant être le premier à « donner l’info » ou à la relayer. Et les sites d’information continue en ligne qui respectent encore les règles de vérification et de recoupement de l’information se trouvent  forcés d’accélérer la cadence pour rivaliser avec l’info générée par les particuliers, et celle de leurs concurrents", poursuit Arnaud Nourry.
 
Car, même si "l’internet et ses nombreux avatars sont devenus des outils essentiels au progrès de la démocratie là où les media traditionnels sont sous contrôle ou simplement trop rustiques, s'interroge Arnaud Nourry, les tweets et l’info spontanée forment-ils le seul monde dans lequel nous voulons vivre ? Et que devenons-nous, dans ce contexte, nous autres  éditeurs et auteurs ? " insiste le dirigeant d'Hachette Livre. "Nous ne devrions sans doute pas même nous prêter au jeu, car notre vocation n’est pas d’ajouter du bruit au bruit existant, mais de donner du sens (...) Or la recherche de la rapidité se fait trop souvent au prix du sens." Il est incontestable que les NTIC et les querelles idéologiques qui s'y déroulent peuvent décontenancer les plus perspicaces. Jean Stengers nous avertit d'ailleurs sur le fait que "dans nos sociétés, l'esprit critique risque constamment d'être submergé par les formes diverses, innombrables, de la crédulité. La vérité, elle, et la valeur qu'elle représente, est constamment battue en brèche par ceux qui veulent la subordonner à leurs intérêts et à leurs combats."
 
Une crédulité à laquelle n'échappent pas forcément les chercheurs: "Internet suppose l'acquisition de compétences que n'acquièrent pas traditionnellement les historiens", admet Philipe Rygiel. Et les NTIC ont changé notre manière d'observer le monde, mais c'est là un débat qui appartient aux sémioticiens. Augmentés du règne de l'image, vecteur d'émotion, les media contemporains gravent dans le marbre numérique les informations qui seront peut-être, demain, les preuves avancées par les historiens. "A travers le document et au moyen de la preuve documentaire, l'historien est soumis à ce qui un jour fut", écrivait Paul Ricoeur. Mais qu'est-ce que la preuve documentaire pour l'historien du XXIème siècle? Cette interrogation n'est-elle pas l'occasion de faire le point sur la philosophie de l'histoire, et quelques-unes de ses certitudes épistémologiques ébranlées par la révolution technologique de ce début de millénaire? Accessoirement, acceptons de faire le point sur notre propre responsabilité à nous tous, simples citoyens, qui avons désormais grâce à internet l'incommensurable pouvoir de décrire - ou d'arranger? - le réel... 

Références

Bédarida François, Les usages de l'histoire et la responsabilité de l'historien, disponible en ligne
Discours d'Arnaud Nourry au Pen Club American Center, 2011. En ligne sur le site d'Hachette
Ricoeur Paul, Histoire et Vérité¸ Le Seuil, Paris, 1964
Rygiel Philippe, Les sources de l'historien à l'heure d'internet, Hypothèses, 2003, 341-354
Stengers Jean, L'historien face à ses responsabilités, Revue Belge de Philosophie et d'Histoire, Volume 82, 2004










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